Mountainhead: comment Jesse Armstrong (Succession) ridiculise les milliardaires de la tech

Dans Mountainhead, Jesse Armstrong réunit quatre tech bros dans un huis clos montagnard aussi drôle que glaçant.

Comment succéder à l’une des séries les plus réussies de ces dernières années? Avec Mountainhead, Jesse Armstrong, le créateur de Succession, signe un film sur les milliardaires de la tech, qu’il a aussi réalisé lui-même.

Qui sont les personnes les plus influentes de notre société? Beaucoup répondront qu’il ne s’agit plus de nos dirigeants politiques ou spirituels, mais bien des «tech bros». Comme Elon Musk: un homme qui a amassé fortune et pouvoir dans le monde de la tech, mais dont l’attitude politique ne reflète pas exactement la stature d’un haut responsable. De plus, le tech bro tient à être perçu comme cool et branché, et surtout comme quelqu’un d’ordinaire –en mettant de côté, bien sûr, sa fortune astronomique.
L’arbre élevé attire le vent, dit le proverbe chinois, il n’est donc pas surprenant que ce genre de personnage soit régulièrement tourné en ridicule. D’autant plus que cela fait déjà quelques années qu’il est de bon ton, au cinéma et à la télévision, de se moquer des riches de ce monde. Et qui le fait mieux que Jesse Armstrong, créateur de Succession, qui a redéfini à lui seul la notion de télévision de prestige entre 2018 et 2023? Succession braquait la caméra sur le conglomérat médiatique de la famille Roy, des leaders d’opinion de l’ancien monde voyant leur influence décliner. D’ailleurs, dans les saisons suivantes, Armstrong avait déjà introduit un tech bro en la personne de Lukas Matsson (interprété par Alexander Skarsgard), qui menaçait de racheter l’entreprise familiale pour la moderniser. Succession est terminée, mais Jesse Armstrong n’en a pas fini avec les tech bros.

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Dans son film Mountainhead, pour lequel il s’est installé pour la première fois aussi dans le fauteuil du réalisateur, ils deviennent même les personnages principaux. L’histoire se déroule dans la villa de montagne de Hugo Van Yalk (Jason Schwartzman), dont la fortune n’atteint pas encore le milliard et qui invite trois de ses amis encore plus riches à discuter d’une crise mondiale. L’un d’eux, Venis (Cory Michael Smith), est le fondateur du réseau social Traam, et la cause de l’état catastrophique du monde. Traam regorge de deepfakes et autres images falsifiées, sources de troubles politiques. Venis espère racheter une technologie à Jeff (Ramy Youssef) lui permettant de bloquer automatiquement les images générées par l’IA. Mais Jeff n’est pas très enclin à vendre, sa valeur de marché ayant récemment grimpé en flèche. Le quatuor est complété par Randall (Steve Carell), un investisseur plus âgé qui joue un peu le rôle de père pour les trois autres.

Malaises


Mountainhead s’ancre dans les angoisses contemporaines: l’influence néfaste de la désinformation, sur les réseaux sociaux et en dehors, ainsi que le pouvoir absurde que détiennent les figures de proue de l’industrie technologique. Des thématiques brûlantes que Jesse Armstrong voulait aborder sans tarder. Il a expliqué à au site Vulture qu’il a eu l’idée de départ du film en novembre 2024. A peine un mois plus tard, il était prêt à présenter le projet à HBO. En janvier et février, il avait déjà réuni une distribution et une équipe technique, alors qu’il était encore occupé à écrire le scénario. Le tournage s’est ensuite déroulé en cinq semaines. «C’était un défi fascinant de travailler sur quelque chose qui évoluait en parallèle avec ce qui se passait réellement dans le monde», dit-il.


Malgré la gravité des thèmes abordés, Mountainhead n’est pas un film lourd ou déprimant, plutôt une farce complètement délirante. «C’est entièrement grâce au scénario, affirme Cory Michael Smith, qui incarne Venis, sans doute le personnage le plus malveillant du quatuor. Jesse sait mieux que quiconque comment écrire des situations inconfortables, et c’est de ce malaise que naît l’humour.» Ramy Youssef (l’étudiant en médecine Max McCandles dans Poor Things de Yórgos Lánthimos et aux manettes de la série Ramy) acquiesce: «Nous jouons nos rôles avec un sérieux absolu, et ce sont les dialogues qui font tout le travail. Et c’est souvent là que les gens sont les plus drôles: quand ils déclarent, avec une conviction totale, des choses complètement délirantes.»


En misant autant sur l’humour, Mountainhead met en lumière l’absurdité des tech bros. Quiconque a déjà vu Elon Musk tenter de paraître décontracté en glissant une référence à l’humour Internet dans un discours politique s’est forcément demandé comment il avait pu obtenir autant de pouvoir. «On a l’impression que ce genre de gars est figé dans le temps, expose Ramy Youssef. Ça me rappelle quand j’avais 14 ans. Une partie de moi était très sûre d’elle, même arrogante, mais au fond, j’avais très peu confiance en moi. Les tech bros, c’est comme s’ils passaient leur vie à faire évoluer leur technologie, tout en négligeant leur propre développement personnel. Il leur faudrait une mise à jour de leur monde intérieur (rires). Parfois, on a du mal à croire que ce sont ces gens-là qui détiennent autant de pouvoir.»

Drôles de monstres

Cory Michael Smith a recouru à ses souvenirs d’enfance pour incarner Venis. «Dans notre société, certaines dynamiques déterminent qui détient le capital social. A l’école, ce sont les personnes attirantes, drôles ou sportives. Mais en grandissant, cette dynamique change. Soudain, ce sont les gens riches et ceux qui travaillent dans des secteurs influents qui prennent le pouvoir. Et souvent, ce sont justement ceux qui, avant, n’avaient aucun capital. On assiste à une sorte d’inversion: des ados impopulaires deviennent des adultes influents, mais restent émotionnellement coincés dans leur jeunesse.»

C’est précisément cet équilibre qui fascine Jesse Armstrong chez les tech bros. En 2023, le journal britannique The Times lui a demandé de rédiger une critique de Going Infinite le livre de Michael Lewis sur l’escroc de la crypto Sam Bankman-Fried. Suite à cette commande, il s’est mis à lire d’autres livres et à écouter des podcasts sur les figures de l’industrie technologique. Il a fini par remarquer que ces gens parlent d’une manière bien particulière, une forme d’arrogance à la fois inquiétante et comique. Un matériau parfait à parodier dans un film comme Mountainhead.

Cory Michael Smith est surtout connu pour son rôle du Sphinx (The Riddler) dans la série Gotham. Jouer un méchant, il connaissait. «Mais jouer l’homme le plus riche du monde, c’était nouveau pour moi, avoue-t-il en riant. C’est une expérience mentale fascinante d’incarner quelqu’un avec autant de pouvoir. Dans les faits, personne ne peut vraiment lui demander des comptes.» Ce qui n’est pas sans difficulté: Venis est fondamentalement un personnage très inquiétant, capable de plonger le monde dans le chaos. Il était donc parfois difficile de trouver l’équilibre entre cette noirceur et le ton comique. «Je demandais tout le temps à Jesse si je trouvais la juste dose d’intensité et d’humour, la bonne tonalité pour le film.»

C’est comme si les tech bros passaient leur vie à faire évoluer leur technologie, tout en négligeant leur propre développement personnel. Il leur faudrait une mise à jour de leur monde intérieur.

L’horloge tourne


Le personnage de Jeff, incarné par Ramy Youssef, est moralement un peu plus nuancé. Dans Mountainhead, c’est lui qui semble le plus mal à l’aise face à la situation provoquée par ses amis. «Un bras de fer intéressant avec moi-même: d’un côté, Jeff a un peu d’intégrité et se soucie des gens. Mais au bout du compte, il se soucie plus de son bien-être personnel et de sa valeur nette comptable. Il se croit moralement supérieur aux autres, même si je ne peux pas vraiment lui donner raison. Cette contradiction était très plaisante à jouer. Mais aussi troublante, car on la retrouve partout dans la réalité.»



Parce que Mountainhead se concentre sur des milliardaires qui nous sont familiers, et sur une crise globale qui n’a rien d’improbable, la comédie présente un côté vénéneux. Alors qu’ils ont eux-mêmes mis le feu au monde, ces tech bros, depuis leur villa en montagne, se comportent comme s’ils faisaient la fête dans une chambre d’étudiant. Et ce sont ces fous qui contribuent à tracer notre réalité. Ramy Youssef apporte toutefois une nuance: «Sur beaucoup de plateformes, les plus riches ont le pouvoir de manipuler le récit, et ils s’en servent. Mais je pense qu’ils ne peuvent le faire qu’un certain temps. Les gens ordinaires, dans des communautés vivantes et réelles, trouveront toujours un moyen de se reconnecter à la vérité. Ceux qui ont de l’influence peuvent creuser un fossé entre les gens et la vérité, mais la réalité, elle, ne change pas. On ne peut pas la détruire.»

Les acteurs insistent sur le fait que Mountainhead ne dénonce pas la technologie en tant que telle. «Beaucoup de technologies sont magnifiques et ont un potentiel de connexion. Nous devons juste apprendre à les utiliser, et à en fixer les limites. L’évolution technologique est une chose positive, bien qu’elle puisse avoir des effets secondaires très négatifs», souligne Cory Michael Smith. Une vision que partage Ramy Youssef: «Ce n’est pas la technologie elle-même qui nous inquiète, mais la manière dont elle met en lumière nos comportements et instincts humains. En ce moment, nous souffrons d’un manque de maîtrise de nous-mêmes. Espérons qu’avec le temps, nous apprendrons à nous modérer et à utiliser la technologie de manière plus responsable. Même si, pour l’instant, ça ne semble pas très bien parti (rires).»

Mountainhead

Disponible sur HBO Max le 31 mai.

Comédie noire de Jesse Armstrong. Avec Steve Carell, Ramy Youssef, Jason Schwartzman. 1h49.

La cote de Focus: 3,5/5

Ce n’est un secret pour personne: la situation aux États-Unis, autrefois inquiétante, est désormais critique. Des termes comme fake news, crypto-monnaie, post-vérité, intelligence artificielle, complotisme habitent désormais les discussions les plus quotidiennes. Les milliardaires de la Tech se prosternent les uns après les autres devant la figure grotesque de Donald Trump. Partout, l’extrême droite et le conservatisme gagnent du terrain. Tout semble annoncer l’avènement d’une nouvelle ère bien obscure pour la première puissance mondiale. C’est ce climat délétère que capture avec humour Jesse Armstrong dans Mountainhead, son premier film en tant que réalisateur.

Le postulat est aussi simple que prometteur: alors que le monde traverse une crise sans précédent liée aux dérives des fake news, quatre milliardaires  –enfin, trois milliardaires et un millionnaire, le détail aura son importance– se retrouvent dans le somptueux domaine de Mountainhead pour un week-end certifié «sans deal». Mais très vite, la possibilité de profiter des circonstances dramatiques aiguise l’appétit des quatre hommes, éternels insatisfaits en quête de nouveaux pouvoirs.

Pour filmer ce huis clos luxueux, Jesse Armstrong a décidé de prolonger le dispositif de sa série Succession, à savoir une esthétique volontairement télévisuelle, à la manière d’un  reportage, qui parvient à saisir sur le vif des détails signifiants, comme les microexpressions d’un visage ou les tressaillements d’une main. L’approche laisse la part belle aux comédiens, visiblement très inspirés pour incarner la partition acérée écrite par Armstrong. Si toute la distribution est brillante, chacun dans son registre, c’est avant tout Steve Carell qui tire son épingle du jeu, avec un personnage à la fois grotesque et effrayant, où l’affabilité de façade masque un ego surdimensionné doublé d’une lâcheté vertigineuse. 

Etait-il nécessaire de voir un film pour comprendre que les milliardaires sont des pourritures individualistes et hors sol? Peut-être pas, mais il faut admettre que le jeu de massacre est brillamment acide, quitte à verser dans un cynisme sans frontière. La série Succession dressait déjà un portrait nihiliste des Etats-Unis et de l’empire des médias, mais les blessures intimes des personnages principaux et leur enfance traumatisée laissaient filtrer quelques fragments d’émotion. Rien de tout ça dans Mountainhead: le long métrage nous montre l’humanité dans ce qu’elle de plus veule et mégalomane et aucun sursaut d’empathie ne vient enrayer la mécanique. Sur le toit du monde, ces quatre abrutis richissimes rient, hurlent, trahissent, et décident tranquillement du sort de la planète entre deux parties de bowling et quelques coupes de champagne. La satire n’est pas des plus fines, mais au vu de l’actualité, elle est sans doute plus pertinente qu’on ne le pense.

Julien Del Percio


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