Park Chan-wook: « Un espion est clivé par nature et par fonction »
Le réalisateur sud-coréen Park Chan-wook (Old Boy, The Little Drummer Girl) revient à la série d’espionnage. Son exploration des clivages individuels et collectifs fait des merveilles sur The Sympathizer, récit au vitriol de l’après-guerre au Viêtnam.
T he Sympathizer, roman de Viet Thanh Nguyen sorti en 2015, est un récit à l’encre peu sympathique mais drôlement caustique traitant de l’anti-impérialisme et de l’émancipation difficile de la diaspora vietnamienne aux États-Unis après la chute de Saïgon en 1975. « Director Park », comme on surnomme Park Chan-wook, réalisateur de son adaptation en série, et le scénariste Don McKellar en conservent le point de vue inédit: celui des membres d’une nation vietnamienne terrassée et divisée par 30 ans de guerre civile, dont une partie, en exil américain, tombe de Charybde en Scylla, des abus de l’idéologie communiste au mépris d’un rêve américain qui les déshumanise. Suivant la mission du Capitaine, agent double du régime communiste vainqueur chargé de surveiller toute velléité de retour, The Sympathizer, production de pur prestige, convoque un Robert Downey Jr. polymorphe, qui tutoie la partition multiple et géniale de Peter Sellers dans Dr. Folamour. Quant au réalisateur de Old Boy, il retrouve les thèmes de la dualité, de l’identité équivoque et des illusions dans une réalisation virtuose, audacieuse, marquée par ses réflexions profondes de créateur minutieux.
Dans le film The Handmaiden ou la série The Little Drummer Girl, vous exploriez déjà ce thème de la dualité qui est au cœur de The Sympathizer. Ce clivage qui traverse les individus, les sociétés, est-ce cela qui vous a attiré vers ce récit?
Effectivement, la série d’espionnage The Little Drummer Girl, que j’ai réalisée pour la BBC à partir d’un roman de John le Carré, explorait aussi la dualité. Ça a confirmé mon intérêt pour cette thématique, qui était également présente dans le film The Handmaiden, lui aussi adapté d’un roman anglais d’ailleurs, de Sarah Waters. Avec The Sympathizer, je me retrouve dans des environnements similaires: une histoire qui questionne l’identité d’un individu, le Capitaine, qui a deux esprits en quelque sorte, au travers de sa double identité d’espion. Je crois que je suis attiré par ce genre d’histoire, car elle rejoint la mienne d’une certaine manière.
La dualité et la duplicité sont naturellement très liées au rôle de l’espion mais ici, le Capitaine n’y consent pas toujours. Vous teniez à explorer cette tension entre la mission liée à la conviction et celle liée à l’obéissance?
C’est le récit de quelqu’un qui veut devenir quelqu’un d’autre, partir en quête d’autres identités qui sont en lui. Peu importe qu’il prétende être quelqu’un d’autre parce qu’il y est forcé -par sa hiérarchie par exemple. Dès qu’on lui impose cette nouvelle identité, il doit mettre un masque. C’est surtout cette dynamique-là qui est fascinante parce qu’au bout d’un moment, ce masque finit par définir son identité, inexorablement. Cette histoire en particulier montre comment certaines tragédies, ou même certaines situations comiques, découlent de ce glissement, de ce travestissement. Un espion est clivé par nature et par fonction. La dualité est effectivement centrale et fondamentale dans la série comme dans le livre, qui est très courageux en ce qu’il est capable de se moquer de tous les camps. Il fallait montrer tous les antagonismes dans leurs subtilités, leur complexité, y remettre de la symétrie, peu importe qui a eu le pouvoir d’imposer sa version de l’histoire entre-temps, peu importe qui prétend avoir remporté la guerre. Dans la communauté vietnamienne, ces clivages sont encore lisibles et les tensions ne sont pas encore fondamentalement résolues car tout n’a pas été raconté.
Afin de rendre efficiente la dynamique narrative que vous venez de décrire, jusqu’à quel point la précision culturelle, historique, politique et linguistique qui habite manifestement The Sympathizer était-elle nécessaire?
Même si cette série a été réalisée dans un style très appuyé, très exacerbé quelque part, ses fondations s’appuient sur le plus haut degré de véracité qu’elle peut atteindre au niveau de la précision historique, culturelle, linguistique. Ce n’est que sur cette base-là qu’un tel propos, reposant sur des mécaniques aussi complexes que la duplicité, l’illusion, peut s’appuyer pour délivrer pleinement ses effets. En ce qui concerne la manière avec laquelle le public vietnamien va recevoir cette série, ou la façon dont le public en général est en mesure de se rappeler avec plus ou moins de précision ce qu’étaient les années 70 après la guerre, je serais très curieux de savoir à quel point ils jugent la série authentique et fidèle à la réalité. Mais nous avons fait de notre mieux pour dresser un portrait aussi historiquement juste que possible de l’époque.
Vous êtes-vous entouré d’experts durant l’écriture ou le matériau du livre suffisait-il?
Nous avons consulté de nombreux spécialistes, experts et consultants pour les aspects linguistiques et culturels, et ce à chaque étape, depuis les premiers jets jusqu’au montage. Et même durant la phase de post-production, quand il a fallu ajouter des effets spéciaux. Par exemple, même quand il fallait remplacer un panneau d’affichage ou un immeuble, pour rendre au mieux l’aspect de Saïgon dans ces années-là, nous avons consulté des spécialistes. Au milieu de la série, vers le quatrième épisode, un nouveau personnage fait son apparition: L’Auteur, un scénariste et réalisateur que le Capitaine conseille sur le tournage aux Philippines d’un film sur la guerre du Viêtnam. Ce metteur en scène est littéralement obsédé par la véracité et la précision historiques. Et bien je peux vous garantir qu’on a été bien plus obsédés que lui (rires).
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Quels défis ont été soulevés par l’adaptation du livre de Viet Thanh Nguyen?
C’est un livre très dense, très rapide, qui passe d’un point de vue à l’autre avec une incroyable virtuosité. Il fallait que cette rapidité se ressente, maintenir les effets de surprise, et le public sur la brèche. Don McKellar et moi espérions secrètement que la série puisse être aussi intelligente que le livre. Pour ça, il fallait aussi dépasser les clivages idéologiques, les camps. Ça a l’air un peu évident dit comme ça, mais c’était pour moi l’essence même de cette histoire. Les contradictions ont ceci de particulier que, même si elle ne sont pas dépassées, on peut les accepter pour avancer. Il fallait mettre tout cela en mouvement, nourrir les dialogues de ces contradictions et des multiples nuances qu’elles mettent au jour. La série ne prend pas de position politique, mais privilégie le développement d’archétypes.
Existe-t-il un lien entre les différents personnages joués par Robert Downey Jr.: espion de la CIA, professeur d’université, réalisateur, politicien? Y a-t-il un fil rouge entre ces rôles?
C’était une idée déjà présente dans le roman de Viet Thanh Nguyen. Mais j’ai tenté de modifier un peu le dispositif, parce que ce qu’un format littéraire ne permet souvent pas, le format filmé le peut. Visuellement, on peut jouer plus directement sur les apparences pour véhiculer, l’illusion, l’allusion, le doute permis. Mais quand il s’agit d’un acteur qui joue un individu qui lui-même est dans un rôle, ça peut aussi jouer des tours et éventer ce doute. Il m’a fallu trouver d’autres idées pour adapter la situation à l’écran: qu’est-ce que je pouvais projeter de manière efficace sur un visage, une silhouette, une personnalité? C’est là qu’intervient l’idée de faire jouer par une seule personne, Robert Downey Jr,. différentes facettes de l’impérialisme américain, de l’ingérence au soft power. Je le répète: c’était déjà présent, sous une autre forme, dans le roman, mais mon travail a consisté à trouver une manière de l’exprimer plus adaptée à l’écran, pour rester efficace et parler directement, sans autre forme d’explication inutile, au public. Pour qu’il perçoive par lui-même la signification de ces multiples visages de l’Amérique.
The Sympathizer: série créée par Park Chan-wook et Don McKellar. Avec Hoa Xuande, Fred Nguyen Khan, Robert Downey Jr. Le Lundi à 20h30 sur Be 1.
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