Taille patron

La Direction, c'est lui!

Avec son nouvel album intitulé La Direction, Sofiane enfile le costard de CEO du rap français. Explications avec un rappeur-acteur-businessman hyperactif.

Quand l’écran de la session Zoom s’allume, Sofiane marche encore dans la rue, en route vers son hôtel. Il est en tournage, quelque part « dans un village au fin fond de la France, loin de la civilisation ». Quarante-huit heures plus tôt, il dînait au jardin d’hiver du Crillon, le luxueux palace parisien. « Un véritable ascenseur émotionnel » (rires).

En vrai, il doit adorer ça: les montagnes russes, le mouvement permanent, la vie rapide. Depuis le début, sa carrière semble avoir en effet adopté ce mode de fonctionnement. Sofiane fonce, mais jamais en ligne droite. En partie par goût, en partie contraint et forcé. Quand il se lance, par exemple, dans le rap au milieu des années 2000, il déboule dans une scène française plombée, clouée au sol par le téléchargement illégal. Plus d’un est resté coincé dans ce vortex. Sofiane, lui, a su rebondir. Et se diversifier. Dans la musique -comme patron de label (Affranchis), investissant dans l’édition, les médias, des studios, etc. Mais pas seulement. Il est aussi devenu acteur au cinéma, au théâtre, à la télévision. Résultat: partisan d’un rap hargneux, accroché au béton de la cité, Sofiane a réussi à convaincre le public de connaisseurs, tout en se retrouvant invité sur les plateaux télé généralistes, de TF1 à France 5.

C’est en 2017 que tout bascule. En moins de deux ans, Fianso -son autre blaze- va enchaîner quatre projets: la mixtape #JesuispasséchezSo, les albums Bandit saleté et Affranchis, et la compile 93 Empire. Tous certifiés disques de platine en France. Il vient alors d’entrer dans la trentaine. Il peut rapper:  » 90 minutes sur le banc/300 000 albums dans les arrêts de jeu ». Sur le fil! Quatre ans plus tard, il est de retour avec un nouveau disque. Baptisé La Direction, il est directement rentré à la première place du hit-parade français (top 10 en Belgique). Sur la pochette, Sofiane apparaît en Clark Gable kabyle, mi-figure de mode, mi-CEO de l’année. Il confirme la posture de l’entrepreneur avisé, parti de rien. « J’aime bien le côté success story. En France, c’est un créneau qui n’a jamais été vraiment exploité, en termes d’image d’artiste. Ou en tout cas jamais assumé comme tel. Moi par exemple, il y a des mecs qui m’inspirent énormément, comme Jay-Z, qui en ont fait leur fond de commerce et qu’on respecte pour ça. »

Pendant longtemps, Sofiane a voulu se mesurer à ses collègues rappeurs -jusqu’à s’inviter parfois à la radio pour les défier en direct. Aujourd’hui, c’est avec les dirigeants qu’il discute, loin des projecteurs, dans les coulisses du business musical. D’où un album non pas intitulé Le Patron« J’aurais trouvé ça maladroit et prétentieux »-, mais bien La Direction, entité plus anonyme, tirant dans l’ombre les ficelles du rap jeu . « C’est mon entourage qui a commencé à m’appeler comme ça: « Faut en parler avec la didi; t’as un problème avec ton contrat? Va voir la didi » , etc. ça m’a fait marrer. C’est devenu une private joke, au point que quand Olivier Nusse (patron d’Universal France, NDLR ) m’envoie un texto, je lui réponds en signant « Cordialement, la Direction »! Ce n’est pas une histoire de second degré. Parce qu’en vrai, c’est nous la direction, c’est pas lui! Mais bon, il ne faut pas se prendre trop au sérieux non plus. »

La montre

Tel « Bruce Wayne » dans son manoir, Sofiane a donc troqué le hoodie-jeans troué pour le costard-chemise. Sur Windsor, par exemple, il fait rimer Lagardère et Rockefeller, parle fluctuations boursières et triple A. Sur XIII, il compte les sicav et dividendes, hésite à s’offrir un château ou carrément une île « comme de Buretel », référence au boss du label Because, et personnage parmi les plus influents de l’industrie. « Il y a deux milliardaires dans l’Histoire de la musique en France: Emmanuel de Buretel et Marc Lumbroso (éditeur et producteur pour Jean-Jacques Goldman, Vanessa Paradis, entre autres, NDLR ). C’est les deux mecs qui ont tapé les dix chiffres. Si de Buretel a entendu le morceau? Bien sûr! C’est mon pote, Manu. Récemment, on négociait encore ensemble. Je lui ai même proposé une ristourne de 50 000 euros s’il apparaissait dans la vidéo de XIII . J’avais prévu un casting de fou. Finalement, j’ai clippé Attrape-moi si tu peux et je pense que j’ai eu raison. Parce que XIII , c’est presque plus un morceau de règlement de comptes de rappeurs. Et de business. Et ça le grand public, il s’en fout. »

« C’est pas parce que j’aime mettre du Hermès et des Patek que je vais pas te niquer ta grand-mère si tu me parles mal. »© @ DAVID DELAPLACE

Pas certain que l’auditeur lambda connaisse davantage celui qui se cache derrière le titre Monsieur Alexandre… D’origine algérienne, né en Seine-Saint-Denis -comme Sofiane-, Alexandre Djouhri est un homme d’affaires à la réputation sulfureuse. Décrit comme « supérieurement intelligent » par l’économiste Alain Minc, il est connu pour ses talents d’intermédiaire. Notamment sur les marchés de l’eau, du pétrole, mais aussi de l’armement. Proche de l’ancien Premier ministre de Villepin, cité dans l’affaire du financement libyen de la campagne de Sarkozy, il a déjà été la cible d’une tentative d’assassinat (et soupçonné d’être mêlé lui-même à une tentative de meurtre sur un concurrent). « C’est vrai. Mais quel parcours! Quel instinct de survie! Et puis, il y a tout un truc de nécessité que tout le monde oublie. Il faut pouvoir se mettre à la place des gens, voir le contexte et l’urgence dans lesquels ils ont grandi. Bien sûr, on peut critiquer. Mais devant telle ou telle proposition, qu’auriez-vous fait? Peut-être que vous auriez tremblé, que vous n’auriez pas assumé. Ou alors, peut-être que vous auriez envoyé la purée, quitte à ce que 300 kalashnikovs se retrouvent dans la jungle au Liberia? Le fait est que je suis fan de l’histoire des hommes -de Monsieur Alexandre à Napoléon, en passant par mon père. Je veux comprendre leur détermination, leur concentration. De quelle manière ils dépensent leurs 24 heures. »

Son histoire à lui démarre le 21 juillet 1986 à Saint- Denis. Sofiane Zermani grandit à Stains, avant de déménager dans une cité du Blanc-Mesnil. Sa mère, secrétaire, est arrivée d’Algérie à la fin des années 60, dans les bidonvilles de Nanterre. Son père était gardien de chèvres en Kabylie, avant de venir en France en 1981. Aujourd’hui retraité, il a longtemps vendu des vêtements sur les marchés. Son fils venait parfois l’aider. Lui qui, à quinze ans, a déjà quitté l’école. « Moi, je voulais continuer, c’est eux qui m’ont indiqué la sortie (sourire) . En vrai, j’étais con. Et turbulent. » L’ado est agité, révolté. Et surtout sombre. « J’étais un enfant triste, un ado triste, et un jeune adulte triste -c’est pour ça d’ailleurs que j’ai beaucoup bu. J’avais l’impression d’être le seul à comprendre la pleine proportion des dingueries que je voyais autour de moi. « Tu vas vraiment le saigner parce qu’il te doit de l’argent? Tu vas gâcher ta vie pour 300 euros? » »

Quand il découvre le rap, Sofiane entend enfin une musique qui parle de sa vie, de son quotidien. Elle deviendra son exutoire. Les débuts ne sont pas toujours simples, mais il s’accroche. Quand on lui demande ce qui l’a motivé toutes ces années, il répond: « Le rêve. Et la vengeance. » Sur? « Sur la vie », précise-t-il en mordant à pleines dents dans son sandwich . « Pendant 30 ans, j’étais le vilain petit canard de ma famille, de mes amis, de ma ville. Le mec relou, une vraie galère. Jusqu’à ce que, à un moment, certains fassent confiance à mon cerveau. » Des gens comme le producteur Tefa, le manager Merkus, Daphné Weil… « Ils m’ont canalisé. Le matin où tu te rends compte que tu as besoin d’aide, t’as tout compris. »

Esprit de revanche

Depuis, sa marche en avant ne s’est plus arrêtée. Jusqu’à incarner aujourd’hui ce patron hyperactif, un oeil sur le Top 50, un autre sur le CAC 40, tournant ses clips dans des châteaux. Au point d’être rassasié? Pas sûr. La révolte est toujours là, assure-t-il. « Encore plus qu’avant. Parce qu’aujourd’hui, les injustices, je les vois de l’autre côté du rideau. Et c’est encore pire. » Alors Sofiane s’active. Le but n’est pas tant d’amasser, façon bling-bling, que d’investir. Le rappeur a connu les clips à 1 000 vues, et une scène hip-hop méprisée. Entre-temps, le streaming est arrivé, le rap a explosé, devenu mainstream: pas question de laisser d’autres en profiter. Ou, comme il l’explique sur Windsor, de s’inspirer « de nous pour faire un casse/parce qu’on a changé l’impasse en boulevard ». « Une série comme Validé , par exemple, c’est un aveu de faiblesse. ça veut dire qu’on n’a pas été assez organisés pour le faire nous-mêmes. »

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Ces dernières années, Sofiane a donc pris son temps pour étudier les rouages du business, analyser chaque virgule de chaque contrat. « Je suis un peu un saumon qui remonte la rivière. Je veux comprendre comment fonctionne la machine. Expliquez-moi! » Dans la foulée de son label, il a multiplié les activités. Comme la web-émission Rentre dans le cercle, sorte de version rap de La Chance aux chansons, bougeant de ville en ville – » On prévoit une saison en Belgique très prochainement ». À force, la grande gueule, volontiers « taquin » envers ses collègues (qui le lui rendent bien), est devenue le grand rassembleur. Qui l’eût cru? Illustration, en 2018: à l’heure où Booba et Kaaris s’échangent bourre-pifs et autres politesses dans le hall d’Orly, et bien avant le carton du Bande organisée de Jul, il sort la compilation 93 Empire, rassemblant ancienne et jeune générations du département -de NTM à Dinos, d’Alpha 5.20 à Vald. Autre exemple, un an plus tard: sur la scène du festival des Ardentes, il arbore un drapeau marocain, geste de réconciliation après un concert qui avait mal tourné au VK de Molenbeek.

Sofiane vient de loin, il en a bien conscience. Mais balaie toute posture victimaire – « Bien sûr, on part avec moins de chance. Mais quoi? On arrête de jouer alors? On abandonne? »– ou même communautaire – « J’ai vécu dans la cité, et il y a tout le monde. Y compris le petit Benjamin, le fils de Christine, qui n’arrive pas à payer son loyer depuis quatre ans, qui a failli se faire tuer par son mec, et qui est en galère parce que ses allocs ne sont pas tombées ce mois-ci. » Hyperactif, il enchaîne les projets. Quitte à ce qu’il se laisse parfois déborder par son « enthousiasme » -comme en 2017, quand il bloque l’A3 pour le tournage du clip de Toka (ce qui lui vaudra quatre mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende). Quitte surtout à ce que l’agenda de la Direction craque de toutes parts – » J’en suis à compter les quarts d’heure ». Sur le morceau C’est la loi, il rappe: « Suffit pas de remplir les sacs, faut les porter. » Ce qui a un prix: « Celui de l’isolement, de l’incompréhension ».

Soit. Boulimique, le rappeur insiste. Moins par avidité que par curiosité. Désormais acteur, il a incarné Gatsby le magnifique (qui d’autre!) au festival d’Avignon. Au cinéma, il a donné la réplique à Matthias Schoenaerts et joué aux côtés de Marina Foïs et Roschdy Zem dans la série Les Sauvages. On l’a même vu donner une conférence à Sciences Po. Caméléon, Sofiane s’adapte à chaque fois. Mais ne feint pas. « On ne perd jamais son éducation. Puis on n’est pas là pour jouer des rôles. C’est pas parce que j’aime mettre du Hermès et des Patek que je vais pas te niquer ta grand-mère si tu me parles mal (sourire). Je veux bien jouer le jeu que tu veux, envoyer les codes que tu veux. Mais entre #JesuispasséchezSo et maintenant, il y a quatre ans. C’était hier. » De la cité à la City, Sofiane zigzague le plus naturellement du monde. Sur son dernier EP, un rappeur comme Isha glissait pourtant: « On nous prend encore pour des clochards avec les poches pleines ». Est-ce qu’aujourd’hui, en « haut-lieu », le regard a changé? « Chez les gens intelligents, oui. Chez ceux qui sont rentrés dans le XXIe siècle, oui. Les autres, ma foi, tant pis. Chacun fait sa vie. Je reste un clochard? OK, ça me va. En attendant, ceux à qui tu paies ton loyer, ton électricité, ta facture de téléphone, ce sont mes amis. Même chose avec le rap, quand je gère la moitié de ton album en publishing. L’intéressé ne le sait même pas toujours. Mais moi, si. Et le soir, dans mon lit, je peux en rire doucement. » Avec les compliments de la Direction

Sofiane, La Direction, distribué par Affranchis.

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