Sophie Bruneau: « Le capitalisme est mortifère, il détisse tout lien entre les gens »

Sophie Bruneau: "Le capitalisme est une idéologie mortifère, dont un des effets est de détisser tout lien entre les gens." © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Face à l’économie qui domine jusqu’aux rêves, Sophie Bruneau use du cinéma pour recréer du lien. Rencontre avec la réalisatrice de Rêver sous le capitalisme.

« L’image ira sans dire! » Sophie Bruneau ne fait pas du cinéma pour illustrer un discours. Si elle recueille dans son nouveau film les témoignages d’une douzaine d’intervenants qui évoquent un rêve lié au travail avant de l’interpréter, jamais ses images ne sont le pléonasme de ce qui est dit. La Corde du diable, avant-dernier film en date de la réalisatrice française établie à Bruxelles, explorait le sujet du fil de fer barbelé et de ses usages normatifs, liberticides, avec ce mélange particulier de politique et de poétique exposé à nouveau dans Rêver sous le capitalisme. Il n’est pas surprenant d’entendre Bruneau évoquer Gaston Bachelard (1884-1962), le philosophe du temps et des éléments qui rapprochait sans relâche science et imagination. « Je crois, comme lui, qu’il y a une dimension onirique dans la réalité« , déclare celle dont les documentaires savent remarquablement capter cette dimension paradoxale des choses.

Treize ans après Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, la cinéaste revient au thème de la souffrance au travail, en abordant la colonisation du plus intime, le rêve, par un système économique étendant son empire au moment même où il vacille par ailleurs. « Le rêve est l’expérience subjective par excellence, commente la réalisatrice, il est invisible aux autres et visible seulement une fois au rêveur, à qui il ne reste ensuite que des réminiscences. » D’où l’idée de ne pas « montrer » les rêves inspirés d’expériences de travail vécues ou imaginées par les témoins, presque tous hors-caméra. Ni d’ailleurs de montrer le travail. « Le cinéma est un processus constant de recherche, explique Sophie Bruneau, mon but est toujours l’adéquation de l’écriture que je crée, que j’invente, que je déploie, et le matériau dont elle est porteuse. Parce que j’ai le sentiment profond que si la forme raconte l’histoire, l’image participera au sens, augmentera la capacité que nous avons tous de faire travailler le film en nous, de l’analyser de manière personnelle. » C’est donc sur une triple absence, celle des rêveurs (hormis leur voix), de leur rêve et de leur activité professionnelle, que se construit Rêver sous le capitalisme.

Fameux défi cinématographique, relevé de manière fascinante par une Sophie Bruneau filmant des espaces, des bâtiments, des lieux de travail et de circulation. L’aliénation rendue sensible dans l’architecture, le paysage urbain, comme autrefois saisi par Antonioni dans L’Éclipse (1962) et anticipée par Tati dans Mon oncle (1958) et Playtime (1967). « Un architecte me disait que mon film est un film sur la vitre… La vitre c’est le reflet, c’est minéral, c’est le rapport de transparence aussi. Je me suis rendu compte que je filmais un espace entre deux, entre apparition et disparition, jour et nuit, intérieur et extérieur, caché et visible. Avec pour résultat une certaine étrangeté, une certains abstraction. » Et quelques échos surprenants, comme cet escalier de la gare du Nord évoquant soudain celui du Cuirassé Potemkine (1925) d’Eisenstein…

Capitalisme mortifère

« Le capitalisme étend son empire jusque dans la vie psychique. Et il le fait profondément, avec des conséquences très graves. C’est une idéologie mortifère, dont un des effets est de détisser tout lien entre les gens, au travail en premier lieu. Lien signifie solidarité, alors il faut qu’il se délite, qu’il disparaisse. La disparition d’un accueil personnalisé dans les entreprises (même de service public désormais) au profit des robots et répondeurs téléphoniques en est un symptôme. Le contact humain est de plus en plus nié, et avec lui l’intelligence -ce qui, par l’échange avec l’autre, me permet de mieux comprendre- et la valorisation de soi. »

Pour autant, Sophie Bruneau ne désespère pas. Elle pense que s’il est mortifère, le capitalisme est aussi mortel, et va mourir « de sa propre fuite en avant vers la standardisation, la déshumanisation, car même en matière d’efficacité, c’est une erreur absolue, commise parce que seul compte désormais, pour le capitalisme financier, la rentabilité immédiate« . La réalisatrice voit un peu partout fleurir « les promesses de nouvelles solidarités, dans des niches comme les ZAD (zones à défendre), les réseaux de production et de distribution alternatifs« . Elle veut croire aussi, son film en est la preuve, « au rôle des artistes pour recréer de la mixité sociale, réinvestir des quartiers, ouvrir des portes et des espaces, reconstruire ce qui a été défait. Et nos rêves restent des lieux de résistance!« 

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