Serge Coosemans

Sober, la discothèque sans alcool: un oasis de bienséance ou la Quatrième dimension?

Serge Coosemans Chroniqueur

En cette première semaine de janvier comme tout le monde fatigué des excès, Serge Coosemans nous présente la discothèque sans alcool, une tendance qui fait curieusement fureur en Suède. Oasis de bienséance ou cauchemar absolu? À vous de voir. Sortie de route, S04E18.

Un récent article de Slate nous apprend qu’à Stockholm, il existe depuis septembre un club du nom de Sober. Pour y entrer, il faut souffler dans un alcootest. Si le résultat est négatif, welcome to the pleasure dome. S’il est positif, vous restez sur le trottoir. C’est une boîte tout ce qu’il y a de plus normal -la musique y va fort, ça danse, ça drague-, sauf que l’on n’y sert pas la moindre goutte d’alcool, seulement des « mocktails » à base de fruits, ainsi que des limonades. Le fondateur de Sober, Mårten Andersson, est un ancien alcoolique. L’idée de cette discothèque lui serait venue après trop de petits matins blêmes à se réveiller sans souvenir aux côtés de personnes qu’il ne reconnaissait pas, avec qui il n’était même pas sûr d’avoir couché. L’envie d’arrêter de boire s’est imposée, pas celle d’arrêter de sortir. Andersson a donc imaginé cet endroit où il serait possible de danser, de flirter, d’emballer et de s’éclater sur de la pop et de la deep-house (aaaargh!) sans avoir à résister à la tentation de l’alcool. Assez fièrement, même s’il est manifeste qu’il ne sait pas vraiment de quoi il parle, il claironne s’être inspiré du Straight edge, une sous-culture issue du punk hardcore américain et qui, selon lui, prônait l’abstinence pour mieux vivre, plus pleinement, la musique.

À vrai dire, ce n’était pas vraiment ça, le Straight edge. Le mouvement est né d’une interprétation un peu trop littérale de certaines chansons du groupe Minor Threat, dont Out of Step, celle où Ian McKaye chante « don’t smoke, don’t drink, don’t fuck » sans n’avoir pourtant jamais eu l’idée de lancer dans la foulée un grand mouvement social abstinent. C’est pourtant ce qui s’est passé. Des gamins ont pris ces paroles pour une leçon de vie; les ont transformées en ligne de conduite, en évangile, en élément d’une panoplie identitaire radicale. Il s’agissait pour certains d’entre eux de mieux vivre la musique, l’esprit clair, comme l’avance Marten Andersson, mais les motivations des adeptes du Straight edge ont en fait toujours été extrêmement variées. On a en effet aussi vu se réclamer du mouvement des adultes d’extrême-droite glorifiant la pureté des corps, des hooligans chrétiens bastonnant les buveurs de bière et les fornicateurs, ainsi que des crypto-bouddhistes pacifistes et végétariens cherchant le zen au travers d’un mode de vie tranquille rythmé par une musique violente. Sous la plupart de ses formes, le Straight edge a par contre toujours principalement refusé l’hédonisme, la culture fun, la futilité. Un peu comme Morrissey, en fait.

La discothèque Straight edge est donc en soi un oxymore. Dans une interview accordée à Vice, Andersson a beau annoncer que si quelqu’un est chopé bourré ou en train de se camer dans son club, il s’en fera aussitôt virer, il n’a visiblement rien contre l’hédonisme, vu qu’il continue de prôner le flirt, la drague et l’éclate. Chez Slate, il prend même la peine de préciser qu’il ne considère pas l’alcool comme étant mauvais ou immoral. Il a juste envie d’y proposer une alternative festive, ce qui semble moins descendre du Straight edge que de découler d’un rapport assez tordu à l’alcool. En effet, pourquoi appeler sa discothèque « Sober » quand on a simplement envie de zapper l’alcool de sa vie; « Sober » étant un mot qui fait tout de même vachement garder à l’esprit que quelque-chose manque dans le décor? Pourquoi choisir l’appelation « mocktail » qui annonce plus un substitut qu’un réel plaisir? Pourquoi ne pas proposer quelque-chose de plus culturel que fondamentalement festif quand on sait que les gens ne sont pas forcément enclins à boire lors de concerts ou de vernissages mais ont par contre nettement plus de mal à rester sobres lors de fêtes dansantes, tout simplement parce que le concept même de fête dansante est quelque-chose qui met énormément de gens très mal à l’aise? Pourquoi se réclamer du Straight edge, qui est un mouvement souvent perçu comme extrême et intolérant, alors que l’on se prétend fin connaisseur de house et de techno, des musiques censées être plus ouvertes, libertaires et nées dans des endroits qui n’avaient pas de licence pour vendre de l’alcool et servaient donc eux aussi des jus de fruits (Et le Gérard 2014 de la com ratée est attribué à…)?

Il est vrai qu’en Suède, le rapport à l’alcool est aussi problématique, maladroit et caricatural que celui qu’entretient un Hollandais face à un kayak au moment de descendre la Lesse. La bibinne se vend là-bas au particulier uniquement dans des magasins d’état du nom de Systembolaget, aux heures d’ouverture à donner envie de boire du parfum à la paille (fermé le soir, le samedi après-midi, le dimanche et les jours fériés). On ne boit pas de vin au dîner, quasi jamais de bière pour accompagner un repas léger. Par contre, le week-end, ça binge-drinke dans les bars de façon maladive, monstrueuse, les gens deviennent dingues, se vomissent dessus les uns les autres, font des bébés dans les poubelles, hurlent du ABBA à tue-tête sous les fenêtres de pauvres innocents. C’est pourquoi Sober est en Suède vu comme une oasis de bienséance dans un monde noctambule barbare et dépravé. C’est d’ailleurs la deuxième soirée du genre à rencontrer le succès en Scandinavie, après Lunch Beat, qui comme l’indique son nom, propose de danser, hurler et flirter sur le temps de midi, là aussi sans alcool, ni drogue. Sober et Lunch Beat donnent des idées, se copient ailleurs dans le pays, pourraient même s’exporter, grâce au soutien du Swedish Institute, qui entend promouvoir la culture suédoise dans le monde entier. Ce n’est pas dit que ça marche, encore moins dans des pays comme le nôtre ou la France, où la culture de la grasse pinte et du ballon de Beaujolpif restent très ancrées, et où le fond anarchiste des gens n’a toujours pas non plus fini de râler sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics, de dénoncer une obsession sanitaire envahissante. « At Sober, people are clean and honest », dit Marten Andersson. Cela part très certainement d’une bonne intention mais ça n’en évoque pas moins des images d’horreur absolue: une boum d’enfants où ça dessine sur les murs, faute de Pisang Ambon pour abrutir les ardeurs. Un bal du troisième âge rincé à la Tourtel. La Quatrième dimension.

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