Si on mourra moins bête, c’est grâce à elle: entretien au long cours avec Marion Montaigne
Alors qu’Arte vient de lancer la troisième saison de Tu mourras moins bête, la corrosive Marion Montaigne a accueilli Focus dans son atelier parisien. Entretien au long cours.
Dès le coup de sonnette, un chien se met à aboyer de l’autre côté de la porte. Marion Montaigne lui emboîte la patte, fait passer la tête dans son atelier et invite à la suivre dans la cuisine pour une conversation sans chichis. À bientôt 40 ans, la native de Saint-Denis de La Réunion est devenue une personnalité incontournable, décapante et jamais langue de bois du neuvième art hexagonal. Pionnière de la vulgarisation scientifique trash, Montaigne a cartonné en 2018 avec Dans la combi de Thomas Pesquet et sa BD Tu mourras moins bête vient de débarquer en dessin animé pour une troisième saison sur Arte. Conversation avec la présidente du Grand Jury au dernier festival d’Angoulême.
Le professeur Moustache et son assistant Nathanaël sont de retour sur les écrans. On fait comment pour adapter sa BD en dessin animé?
J’ai déjà commencé par lister les histoires qui me restaient. On va tout de même arriver à une bonne centaine d’épisodes au total. Comme je dois tout filer assez rapidement, je récupère ce que j’ai fait en bande dessinée. Mes recherches me prennent énormément de temps. Je me documente beaucoup. Notamment à l’aide de thèses. Ça fait par exemple un mois pour l’instant que je bosse sur la transpiration. Je lis des trucs et tout à coup je me dis: « Mais tiens, est-ce que les chiens peuvent la sentir? » Je suis donc en train de me renseigner sur leur relation à nos odeurs corporelles. Après, le plus dur, c’est de tenir dans le timing de trois minutes. Un mot ou deux, ça change tout en science. Et il y a des sujets plus compliqués que d’autres. Si je parle d’un rhume, tout le monde connaît. Tout le monde sait ce qu’est un nez. Mais il n’en va pas de même avec un génome. Sinon, c’est une affaire qui roule. Dans le ton, on est toujours aussi déglingos. Il y a juste un peu moins de sang. Et peut-être davantage de sexualité. La BD, on l’avait pensée pour les ados et les adultes mais la moyenne d’âge a vachement baissé avec les dessins animés. Le problème, c’est pas de montrer des gens tout nus ou des mecs qui saignent. C’est d’expliquer. Souvent d’ailleurs pour souligner que le cinéma nous raconte des conneries.
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Quelles sont les vertus pédagogiques de l’humour?
En science, pour moi, il permet déjà de désacraliser. Je l’ai vécu comme ça. Au lycée, tu avais les bons élèves et puis les autres. Ceux qui pouvaient rester dans le caniveau de l’ignorance. Je trouve ça super injuste. Il y a peu de choses qui m’émerveillent. Et c’est dommage d’en couper l’accès aux gens parce qu’ils n’ont pas bac +12. L’espace, la santé, ce sont des biens communs. Ça provoque des angoisses folles. Je ne sais plus quel pourcentage de jeunes filles pensent qu’elles peuvent tomber enceinte en allant à la piscine. J’y ai cru aussi. Et tu te retrouves le soir dans ton lit, t’oses pas en parler à tes parents. Et tu te dis: « ça y est, un inconnu m’a engrossée. J’aurais pas dû aller nager… » Il suffit qu’on t’explique et c’est le soulagement. En rire, c’est déjà retirer un peu la honte. On est tous dans le même bain. On est humains. On est nuls. D’ailleurs, on est tous un peu misérables dans cette série. L’humour, c’est aussi arrêter le professoral. Le gars qui sait, qui te regarde et qui te dit: « Mais qu’est-ce que t’es con ». On tombe malade. On va tous crever. On contrôle rien. On ne comprend pas tout. Je suis super anxieuse. Donc, je me documente pour regarder comment c’est fait. Après j’en ris parce que sinon j’en chiale. Rigoler, c’est donc désacraliser, dédramatiser. Je me souviens des cours d’éducation sexuelle. C’était jamais rigolo. J’allais crever d’une MST, choper le sida, tomber enceinte à 13 ans. Rien n’était gai. Si je partais en soirée, j’allais être droguée et me faire agresser. C’était hyper paranoïaque. Après, nous, on est en dessin animé. On montre un truc absurde. Les personnages explosent mais survivent. Il y a un côté pas grave alors que c’est horrible. Atroce. Ça fait du bien d’en rire.
Quels programmes télé t’ont appris des choses en te faisant marrer?
J’ai regardé Il était une fois la vie mais c’était pas super poilant. J’apprenais surtout. La personnalisation marchait bien. Les décors n’étaient pas moches. Je pense que j’ai assez bien pompé là-dessus. Il y avait aussi C’est pas sorcier avec ses petites blagounettes qui étaient vachement bien, ça n’aurait jamais dû disparaître d’ailleurs. La télé publique prend son rôle tellement au sérieux qu’elle pense devoir éduquer la plèbe, nous prend peut-être un peu pour des cons et a très peur de la science. Elle a l’impression qu’elle n’intéresse pas les téléspectateurs et qu’ils vont s’ennuyer. Alors elle te vend On n’est pas des cobayes. C’était intéressant mais ça reposait toujours sur des défis cool. Puis la nana du groupe, c’était la cruche. « Allez-y les garçons. Moi, je reste sur mon canapé. » C’était la pimbêche. La chef casse-couilles. J’avais envie de lui filer des claques. Ils ont essayé de faire un truc avec Valérie Damidot. Ça s’appelait Le Labo. Une honte. Super gênant. Ça n’a pas duré longtemps. En Angleterre, ils osent des trucs. Gunther von Hagens, le mec qui vitrifie des corps humains, a réalisé une autopsie sur la BBC. En France, on ne le ferait carrément pas. Les Britanniques ont une autre relation que nous avec les sciences nat’. Puis, la BBC a des moyens de barjot. Oui, c’est vrai, Michel Cymes est l’un des rares qui amènent de l’humour sur les chaînes publiques françaises avec ce genre de sujets. Mais c’est encore un peu le mec qui donne des leçons à la nana ingénue. Dans l’édition, c’est pareil. Les gens n’en ont rien à foutre de la science. Après, ils ont changé d’avis quand ils ont vu que ça marchait. N’importe quel sujet relou peut être intéressant quand on sait l’expliquer.
Tu es davantage branchée biologie qu’astrophysique…
J’ai mes affinités. Dessiner des planètes ou des points dans le ciel sur fond noir, c’est méga chiant. Puis, c’est pas à l’échelle humaine. C’est plus dur à expliquer. Moi, je dois aller vite. Mon obsession, c’est que ce soit facile à suivre pour le lecteur ou en trois minutes à la télé. Je ne veux pas trop de voix off. Je veux que ce soit un plaisir. En tant que lectrice, je suis une vraie flemmarde. Je veux que l’auteur pense à moi. Le lecteur ne doit même pas se rendre compte qu’il lit. Après, c’est plus compliqué de faire du gag sur des photons que sur des mecs qui ont les glandes sudoripares qui déconnent.
À un moment, tu t’es aussi intéressée aux sciences humaines. Tu as collaboré sur une BD Riche, pourquoi pas toi? (2013) avec le couple de sociologues Pinçon-Charlot…
Mon éditrice chez Dargaud avait un contact et elle s’est dit que ça allait intéresser cette gaucho de Marion (rires). À une époque, ils passaient pas mal à la radio. J’aimais beaucoup les écouter. Ils organisaient des balades sociologiques. Ça me parlait. Mes parents déménageaient tous les quatre ans et d’un coup on s’est retrouvés dans un quartier chicos de la capitale. Super. La promotion. Je suis passée de Montigny-lès-Metz en province à un quartier du XVIe arrondissement dans un lycée super huppé avec les enfants de Bernard Arnault et de François Pinault… J’ai détesté. C’était horrible. Je venais d’une classe moyenne pas mal et je me suis sentie comme une sous-merde. C’était très particulier. Les grandes familles d’Auteuil, Passy. J’étais en économique et social et les élèves donnaient cours aux profs. « Mais Madame, vous ne pouvez pas nous parler de l’État providence… » Je ne comprenais rien. Ils étaient déjà adultes. C’était les années 90. Ils voyageaient en Concorde. Je n’ai rien pigé à ce monde. J’aime bien les Pinçon-Charlot parce qu’ils m’ont permis de décrypter cette violence symbolique que j’avais vécue à l’école. Ça va hein! J’étais pas au fin fond de la banlieue à souffrir. Mais ce sont des trucs sociologiques. Des rapports de classe qu’on se prend dans les dents, sans capter.
Comment aviez-vous abordé l’affaire?
Ils m’ont embarquée dans de ces plans… Ils se sont fait passer pour mes parents et m’ont traînée dans une bijouterie de luxe place Vendôme choisir une bague pour que je ressente bien la violence symbolique. J’étais hyper mal à l’aise et Monique, elle détricotait. Avec Michel, ils emmenaient des gosses de banlieue dans des grands palaces pour aller aux toilettes. Les gamins devaient ensuite raconter leurs impressions. Ils s’étaient sentis misérables juste en allant pisser. J’ai aussi suivi des stages pour les gagnants du Lotto. J’étais la seule pas riche. Avec des philosophes et des psychanalystes qui dissertaient sur la différence entre se faire plaisir et dépenser comme un con. C’était cool de faire du terrain. Je suis encore en contact avec eux. Monique ne lâche pas l’affaire. Elle y va à fond. Pour elle, c’est un sport de combat. Sa force, c’est d’être ultra documentée. Donc, elle a pas à s’énerver. Pas à insulter les gens. Elle sort juste des faits. Ils retournent toujours ce que disent les puissants comme une chaussette. C’est super intéressant mais c’est moins gratiné que les explosions de corps et compagnie.
D’où te vient ton amour du trash?
Je ne sais pas. Je pense que c’est de famille. Mes parents avaient du Reiser à la maison. Je pense qu’il y a la notion d’interdit aussi. Je suis une fille. Normalement éduquée pour être propre et mettre des tutus. Il y a un côté chez moi qui a envie de dire fuck à tout ça. Même si parfois, j’aimerais bien être reconnue pour avoir fait du Brahms avec un violon. Un peu intello. On dit que j’ai inventé un genre? Quoi ça? Qui ça? La vulgarisation scientifique trash? Ah bon? C’est possible. Gotlib faisait déjà des trucs scientifiques décalés. Je ne sais pas. Le trash, pour moi, c’est un cynisme très pessimiste dans l’existence. J’ai un seuil de tolérance assez proche de celui des médecins et des vétérinaires. Une vraie tolérance au dégueulasse. Je demande des stages chez les vétérinaires pour aller voir opérer des animaux. J’entretiens un rapport très curieux au biologique. Un rapport à la réalité un peu fêlé. Je suis fascinée par les dissections, par exemple. J’ai un côté « ça te dégoûte, tiens, je vais t’en remettre une couche ». On pourrait encore aller beaucoup plus loin. Je vois de ces choses en labo… Je protège les lecteurs quoi. J’ai vu des gens déchirer des muscles de cadavres. En même temps, on a tous cet attrait un peu chelou. Je ne suis pas étonnée que les ados aiment bien. C’est un âge où on sort de l’enfance. On nous a protégés sur beaucoup de choses. On nous fait croire au père Noël. On nous dit que les gens montent au ciel. On sent qu’il y a de l’arnaque. Et on a envie de se coltiner un peu du dur. C’est un âge où on veut voir les choses en face. C’est l’impression que j’ai eue moi, en tout cas, adolescente. Je cherchais des images un peu crues. Des trucs un peu plus vrais. J’en avais marre qu’on me vende du Disney avec des lions à mèche. Je voulais qu’on arrête de me jouer de la flûte.
L’Internet a donné un accès au trash qu’on n’avait pas dans les années 80 et 90…
En effet. Mais je ne sais pas si ça nous rend plus mauvais. J’ai une grande tolérance visuelle mais dans les labos, c’est autre chose. Il y a l’odeur, déjà. Après, avec le Web, il y a le côté: est-ce que c’est vrai ou pas? Il faudrait que je fasse une psychanalyse. Ma théorie, c’est que la société doit aller vers plus d’humanisme. Mais que l’humain n’est pas humaniste du tout. Il est fucké de la tête. À partir de quand regarde-t-on du trash en étant malsain? Ça dépend du contexte. Je ne peux pas voir des vidéos horribles d’enfants qui meurent pour de vrai. J’espère que je ne rends pas les ados cinglés.
Sur quoi tu bosses pour le moment?
Je viens de rendre un reportage pour La Revue dessinée (un trimestriel d’actualité en BD, NDLR). C’est un spécial forces de l’ordre. En France pour le moment, ça se tape pas mal dessus. Moi, j’ai été à Milipol, le salon de la sécurité intérieure. Tu croises des flics et des mecs de la sécu qui viennent faire leur marché. Ce sont pour la plupart des hommes blancs, moyenne d’âge 50 ans. J’avais essayé de bien m’habiller mais ça se voyait à quinze kilomètres que j’étais pas du milieu. J’ai un mal de chien à mentir et dès que tu parles de journalisme, ils te mettent un vent. Il y avait plein d’armes mais aussi beaucoup de drones, de reconnaissance faciale, de boîtes un peu chelou. L’idée c’est de montrer ce qu’on nous prépare. Comment le législatif se fait défoncer par l’industriel. On vit dans la start-up nation. Il faut surtout pas empêcher l’économie d’avancer… Le politicien ne dit pas de quoi il a besoin. Ce sont les entreprises qui l’aiguillent. « On a du retard sur la Chine. On a les moyens. C’est super utile. Vous allez pouvoir ficher des gens. » Faut les entendre. Ils parlent des JO de Paris en 2024 comme d’une invasion de zombies. Mais qui mettra-t-on dans ces listes de troublemakers comme ils disent? Ils parlent des terroristes. Mais ils glisseront qui ils veulent. Des manifestants, des gens qui étaient à Nuit debout et des Gilets jaunes…
Tu mourras moins bête (saison 3), tous les jours sauf les mardis et samedis à 20h50 sur Arte. ****
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