Shame se réinvente sur son troisième album: « Ce disque est notre Lamborghini »
Album - Food for Worms
Artiste - Shame
Genre - Rock
Label - Dead Oceans/Konkurrent
Avec Food for Worms, les Londoniens de Shame sortent leur Lamborghini. Un disque plus varié, moins post-punk, provoqué par électrochocs et produit par une légende.
Boulevard Adolphe Max. Hotel NH. Anciennement Atlanta. Comme le bar de l’établissement est fermé, on va vite fait bien fait acheter quelques bières au night shop d’en face. Raté. Le chanteur Charlie Steen et le guitariste Sean Coyle-Smith déclinent gentiment les canettes. Ils terminent leur journée bruxelloise de promo et, sérieux, sont toujours à l’eau plate. Fini les cheveux tout courts et peroxydés à la Richard Virenque: désormais garni d’une volumineuse tignasse, le chanteur de Shame est presque méconnaissable. Pour son troisième album, Food for Worms, Shame a cherché à se réinventer. Il a enregistré son nouveau disque d’une nouvelle manière, dans un nouvel endroit avec un nouveau producteur. Il y a deux ans, Drunk Tank Pink avait déjà ouvert le champ des possibles. Lorgnant du côté des Talking Heads et des B-52’s. “On ne se l’est pas dit clairement mais je pense que musicalement, on voulait en finir avec le post-punk, commente Sean Coyle-Smith. Notre deuxième album avait bouclé la boucle. On voulait bouger, s’en écarter, essayer quelque chose de différent et d’un peu moins carré. On avait déjà recadré avec le deuxième en effet. Du côté d’ESG, de David Byrne… Mais on a ouvert la fenêtre encore un peu plus grand. On s’ennuie assez vite. On n’a jamais voulu écrire deux chansons qui se ressemblaient. On a toujours essayé de se développer, de s’améliorer, d’avancer.”
Le processus a été plus compliqué que les deux petites années qui séparent Food for Worms de son prédécesseur le laissent penser. En 2021, Shame n’a pas arrêté de bosser mais le groupe londonien s’est enfoncé dans des impasses, perdu dans des culs-de-sac. Incapable de terminer la moindre chanson. Si les Anglais envisageaient un avenir sans Covid, loin de la frustration et de la paranoïa qui avaient servi de carburant à Drunk Tank Pink, ils avaient tendance à compliquer inutilement les choses. À vouloir devenir trop cérébraux. C’est finalement leur management qui a décoincé la situation en posant un ultimatum. Dans les deux semaines, Shame devrait donner un concert incognito uniquement composé de nouvelles chansons dans ce fameux et mythique Windmill où il s’était produit à ses débuts. “Ça n’a pas tant été un disque difficile à fabriquer qu’un album compliqué à commencer, résume Charlie Steen. 2021 a été stérile et même un peu stressant. Lorsque 2022 est arrivé, le management nous a proposé ce challenge qui a tout décoincé. Il nous fallait ce coup de pied au cul. On en avait carrément besoin. Dès qu’on a commencé à écrire pour ces concerts, tout s’est emboîté et mis en place. On avait un but, une direction. On s’est mis à composer autour du 18 janvier et on a commencé à enregistrer le 1er mai. On a fait tout ça en trois mois.”
Certains musiciens détestent la pression, d’autres s’en servent, la trouvent même nécessaire. Shame semblait en fait surtout en quête d’interaction. “Le processus d’écriture, ce n’est pas juste toi dans une pièce en vase clos. C’est aussi toi sur scène. Ce que la réaction du public te dit de tes propres morceaux. Si les gens bougent, ou s’en vont au bar. Brian Eno déclarait qu’une chanson n’est pas finie tant qu’elle n’est pas jouée en concert. C’est le meilleur moyen de jauger ta musique. Voir comment le public réagit mais aussi comment tu te sens en l’interprétant. Si t’es pas super à l’aise en jouant un morceau, tu ne peux pas te le coltiner pendant 300 concerts. C’est la meilleure des indications. C’est le retour à l’instant présent. Jouer ces nouvelles chansons sous un autre nom avant d’entrer en studio a retiré tout le poids qui pouvait peser sur nos épaules. Au moment d’enregistrer, on n’était pas juste décontractés. On était confiants. Bien préparés. Au taquet. On croyait en nos chansons. On avait vu les réactions. Ça n’a pas du tout été un processus insulaire.”
Seuls deux ou trois de leurs nouveaux titres ne se sont pas frayé un chemin jusqu’au disque. Sean Coyle-Smith embraie: “On y reviendra peut-être à un moment. Il y a parfois des choses qui ne marchent pas complètement. Une section qui est plus faible que le reste du morceau. C’est un super exercice de repérer et travailler tout ça. C’était amusant aussi. Parce qu’on a passé les cinq ou six dernières années à jouer les mêmes titres encore et encore. Donner ce concert avec des chansons qui étaient nouvelles pour tout le monde a été une vraie bouffée d’air frais. On a presque eu l’impression d’être un nouveau groupe.”
Mélodies et cours de chant
Shame a changé donc. Changé de visage, changé d’approche. Le groupe voulait davantage de mélodies, davantage de chœurs. “J’ai déjà beaucoup crié, beaucoup utilisé le spoken word, ma voix lente et basse, explique Steen. Je ne voulais pas atteindre des terres où personne ne s’était jamais aventuré, je voulais juste aller ailleurs. Chanter un peu plus déjà.” Sa façon de s’exprimer modifie son rapport au public. “J’ai embauché un professeur pour trois cours pendant qu’on bossait sur le disque. C’était la première fois. Je voulais essayer, évoluer, progresser. Et voir ce qui se passerait. Je ne voulais pas négliger cet aspect. J’y ai pris du plaisir comme tu peux t’amuser quand tu te familiarises avec la guitare. C’est intéressant d’apprendre à contrôler ton corps, ton souffle. C’est un autre voyage.”
Si Fingers of Steel s’attaque à l’hypocrisie des réseaux sociaux et reflète le mécontentement face à la vie moderne, l’album parle beaucoup de potes et d’amitié. “Celle qui nous unit est particulière. Particulière à cause de ce qui nous rassemble. Est-ce que tu as beaucoup d’amis avec lesquels tu pourrais t’enfermer dans un van pendant un an? On est ici à Bruxelles avec Sean mais on représente Shame. Et quand on monte sur scène, on constitue une entité. On a 25 ans maintenant. C’est bizarre parfois de connaître les gens aussi bien. C’est presque comme être mariés. Il y a un truc créatif aussi. Nos points communs et nos différences sont dans ce qu’on fait, dans ce qu’on est.”
Le thème du disque est arrivé naturellement par sa courte période de gestation. “On a essayé de capturer quelque chose et il y a une narration qui s’est dégagée sans que ce soit pour autant un concept album. Le timing est quand même quelque chose de fondamental. En termes de paroles mais aussi de musique. Quand tu écris une chanson six mois après une autre, tu n’es peut-être plus en couple avec la même personne, tu t’es peut-être fait virer de ton appartement… Ce disque représente une période.”
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Flood test
Souvent les jeunes groupes sont méfiants et ne veulent pas d’un producteur trop installé de peur qu’il les change, qu’il modifie leur son, qu’il imprime son cachet. Shame semble se situer à l’opposé… Il a travaillé avec Nathan Boddy. Puis avec James Ford. Et maintenant il a embauché Flood… “J’aime beaucoup ce qu’il a fait avec PJ Harvey et Nick Cave, commente Sean. Avec Nine Inch Nails aussi. L’album The Downward Spiral. Flood était très enthousiaste. Il était partant avant même d’avoir écouté quoi que ce soit.” “Alors qu’on lui avait envoyé les démos, rigole Charlie. Ce n’était pas particulièrement rassurant. Mais on a fait confiance. Il est tellement établi. Puis, il ne produit plus des tonnes de disques. Il choisit. Il prend des breaks pour passer du temps avec sa femme et ses enfants. Il a plus de 60 ans. Et quand il se lance sur quelque chose, il est très intense et investi. Il n’a pas pris beaucoup d’argent. Le fric qu’on avait est surtout parti pour les ingénieurs avec lesquels il voulait bosser.”
Il y a eu des conversations, des idées, de l’analyse sans excès. Un aménagement de l’environnement, une mise à l’aise des participants. Flood leur a amené une manière totalement nouvelle de travailler. “Il aime essayer toutes les options. Pour arriver parfois là où on avait démarré. Mais tu apprends toujours de ces processus. Ce n’est pas quelqu’un que tu oublies rapidement, je dois dire. Il a donné vie à sa confiance.” Shame aime apparemment être rassuré. “Je pense qu’on veut quelqu’un qui nous dise ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. L’ingénieur du son est quelqu’un de décisif. Mais on a besoin d’un thérapeute, d’un guide. On a trop le nez dessus. On est trop absorbés. On joue ensemble depuis si longtemps…”
L’intervention de Max “Sizzle” Goulding, notamment croisé aux côtés de Black Midi et de Squid, pour momentanément suppléer Josh Finerty quand il a chopé le Covid, a également eu son petit effet. La participation de Phoebe Bridgers sur la chanson Adderall est plus anecdotique. Les Anglais ont troqué quelques tambourins contre un chœur. “On est sur le même label (Dead Oceans) et on s’est retrouvés dans le même studio à Londres. Elle est venue dire bonjour et on lui a proposé de chanter sur un de nos morceaux. Elle l’a fait. Elle avait 10 minutes avant de se casser pour un concert à Birmingham. Old school. On ne la reconnaît pas et elle n’est pas créditée mais elle est bien là. C’est marrant de se dire que notre plus gros featuring est inaudible. C’est très Shame en fait.” Les Anglais racontaient au NME avoir été invités à une after party chez la mère de Phoebe alors qu’ils jouaient à Los Angeles. Au menu: des sushis, de la bouffe mexicaine vegan, de la tequila et une cartomancienne. California dream…
Découverte permanente
La pochette du disque est l’œuvre de Marcel Dzama. Un peintre, sculpteur et dessinateur canadien proche de Raymond Pettibon. “On lui a envoyé des démos du disque. Il nous a balancé des croquis. Son travail baigne toujours dans ce même univers, mais il a créé l’artwork spécialement pour nous”, résume Sean. Food for Worms (”Nourriture pour les vers”) est le disque de mecs qui ont grandi, mûri. De types dont les goûts ont évolué aussi. Steen confirme: “J’ai l’impression que quand tu fais partie d’un groupe, un groupe qui tourne, tout s’accélère. Tout va plus vite. Tu es exposé à de la musique tout le temps déjà. Ne serait-ce qu’en festival où tu vois plein d’artistes en concert. Mais c’est aussi lié aux gens que tu côtoies. Au tour manager qui met de la musique dans le van par exemple. Les personnes avec lesquelles tu collabores te font toujours découvrir des choses que tu n’as jamais entendues.” En regardant une interview de Jockstrap dans laquelle le duo citait les albums les plus importants de sa vie, Steen a repéré deux disques qu’il n’avait jamais réellement écoutés: Heaven or Las Vegas des Cocteau Twins et le premier Arthur Verocai. “Je les ai sauvegardés pour les écouter dans le train.”
“Ces cinq dernières années je me suis beaucoup penché sur le cas de Radiohead, avoue son comparse. J’ai aussi été pas mal obnubilé par Jeff Buckley. Sa voix, mais aussi sa manière de jouer de la guitare. La musicalité de ses disques. Pendant qu’on était en studio, je n’arrêtais pas de parler de PJ Harvey avec Flood. Je pense notamment à ce disque qu’elle a sorti avec John Parish: Black Hearted Love.” Steen parle de son amour du LP. Il évoque les nombreux disques que lui ont filés ses parents. Il s’emballe sur l’album de Jockstrap justement, le Ants from Up There de Black Country, New Road et le premier Killing Joke. Tout en épinglant cette tendance sur Spotify à écouter la même chanson encore et encore.
“La manière qu’on les gens d’écouter ta musique, tu ne sais strictement rien y faire. Au mastering, certains poussent tout à fond. Justement pour ceux qui les écoutent sur leur téléphone. Pour que ce soit bruyant. On n’a pas agi de la sorte. Je ne sais pas si c’est une question d’ère. Mais ça ne vaut pas la peine de sacrifier tes chansons. J’ai appris cet été qu’Oasis avait masterisé ses morceaux de manière particulière. Comme c’était encore la grande époque des juke-box, il voulait être dix décibels plus bruyants que la limite légale de manière à toujours avoir la chanson jouée la plus fort dans les pubs. C’est malin… Mais quelle que soit la manière qu’ont les gens de l’écouter, je suis très fier de notre disque. Arrivera ce qui doit arriver. Ce n’est plus en notre contrôle.”
Notre critique de Food for Worms, le nouvel album de Shame
“Ce disque est notre Lamborghini.” On ne sait pas trop ce que Charlie Steen entendait sur le coup par cette analogie automobile. Mais à défaut de lâcher les chevaux et de faire rugir le moteur, Shame graisse sa mécanique, laisse libre cours à ses envies et joue avec le frein et l’accélérateur. Six-Pack fait penser à du vieux Red Hot. Alibis ressemble à du Black Midi. Les Londoniens dégainent les ballades (Adderall, All the People), assument quelques envies bruitistes, multiplient les chœurs et cherchent la mélodie sur un album de transition qui abandonne la colère pour la maturité. À table…
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