Série ville et cinéma (5/7): San Francisco et Vertigo

Afficher

On entre dans Vertigo comme dans un rêve, guidé par le générique de Saul Bass et la musique de Bernard Herrmann vers les méandres de l’inconscient, en prélude à une vaste déambulation funambulesque sur le fil de fantasmes divers -celui d’un homme qui tente de remodeler une femme à l’image d’une autre, cédant à une passion nécrophile en même temps qu’il est le jouet d’une illusion, mais aussi celui d’un cinéma qui toucherait à la perfection. Le film opère bientôt comme un envoûtement, happant le spectateur au gré d’une structure en spirale qui multiplie les motifs jusqu’à l’infini. Et l’irradiant au passage d’une sidérante beauté, à l’aura sensuelle de Kim Novak se superposant l’image de San Francisco qui offre à l’intrigue son cadre et bien plus encore.

A peine y a-t-on débarqué, d’ailleurs, que le charme, délicatement suranné, produit son effet. Vertigo n’est pas seulement le meilleur film d’Alfred Hitchcock (et l’un des plus admirables jamais tournés), c’est aussi l’un des plus propices à la passion fétichiste. Et tant qu’à charrier des images fortes, la balade en voiture que l’on entreprend, bousculant la chronologie du film, jusqu’au Golden Gate Bridge, est un enchantement; les émotions se font abrasives alors qu’on traverse le pont dont la deuxième arche se perd dans la brume -Hitchcock, pour sa part, avait pu tabler sur un ciel californien d’un bleu éblouissant. Revenu sur ses pas, on descend via Presidio vers Fort Point, au pied du pilier sud, point de passage obligé du pèlerinage: c’est là, en effet que Madeleine Elster (Kim Novak) se jette à l’eau, pour être sauvée par Scottie Ferguson (James Stewart). A la nuit tombante, l’endroit dispense une vibration troublante tandis que l’on approche de la baie, pour être bientôt submergé par l’émotion: n’était l’escalier, rajouté pour les besoins du film, rien ne semble avoir changé, tandis que les vagues viennent se fracasser en contrebas, soulevant une puissante écume. On resterait bien là pour l’éternité, ou alors pour un jour au moins d’une rêverie dont l’on s’arrache toutefois à regret, pour être aussitôt rattrapé par… Vertigo. Deux options (et autant de vestiges de l’exposition Pacifique-Panama de 1915) s’offrent en effet au hitchcockien fervent, soit pousser plus avant sur la côte Pacifique, jusqu’au Lincoln Park abritant le Legion of Honor Museum, où Madeleine s’abandonne à la contemplation de la toile représentant Carlotta Valdes, soit repartir vers la ville, avec passage devant le Palace of Fine Arts, et sa rotonde caractéristique, cadre d’une promenade de James Stewart et Kim Novak dans la seconde partie du film.

La griffe du passé

Si l’on devait tenter d’en circonscrire le scénario, on dirait que Vertigo raconte l’histoire d’un ex-détective souffrant d’acrophobie, engagé par une ancienne connaissance pour suivre sa femme qu’il pense possédée par une aïeule. A peine Scottie Ferguson a-t-il entrepris la filature de Madeleine Elster qu’il en tombe éperdument amoureux, passion dont la ville bat la mesure, muette mais assourdissante. La découverte de Frisco aujourd’hui en restitue fidèlement l’intensité. Certes, plus de 50 ans après le tournage (les extérieurs ont été filmés du 28 février au 15 octobre 1957), la ville a changé, et quelques gratte-ciel peuplent inévitablement l’horizon que l’on pouvait apprécier depuis la baie vitrée de l’appartement de Midge, la confidente de Scottie. Reste que la Coit Tower, dressée sur Telegraph Hill en 1933 à l’initiative d’une certaine Lillie Hitchcock (sic) en hommage aux pompiers, demeure, comme alors, la balise incontournable d’une balade dans une ville propice à la nostalgie.

Au 847 Montgomery Street, Ernie’s, le vénérable restaurant aux velours rouges où l’intrigue prend véritablement corps, s’est fondu dans un paysage de boutiques et de condominiums. L’impression d’ensemble reste pourtant celle d’un espace arraché à la marche du temps, et il ne faut pas longtemps pour que, emboîtant le pas à Scottie, le visiteur se trouve immergé dans le passé. Débutant sur les hauteurs de Nob Hill, la filature l’emmène au croisement de Mason et de Sacramento, où le Brockelbank, immeuble en L abritant l’appartement de Kim Novak, s’élève, absolument inchangé. Tout à côté, le Fairmont, où Hitchcock avait ses habitudes, et un peu plus loin encore, le Mark Hopkins, dont Scottie évoque le bar à la vue imprenable, témoignent de la splendeur intacte du quartier. On se laisse ensuite porter jusqu’à quelques encablures de là, au 224 Grant Avenue. Les compositions aux couleurs mordorées du fleuriste Podesta Baldocchi ont cédé la place à des fringues tout juste quelconques; le magasin, une institution depuis 1871, a déménagé sur Harriet St. Quant à Claude Street, la ruelle par laquelle Kim Novak y accédait, elle se trouve en fait à quelques blocs; c’est désormais un assemblage psychédélique -naturel, somme toute, dans la ville qui abrita le summer of love – qui y attend le passant.

Un bouquet de fleurs à la main, Madeleine se rend ensuite à Mission Dolores, à quelques kilomètres de là, et à 2 pas de Castro et de la Harvey Milk Plaza (du nom du militant de la cause homosexuelle auquel Gus Van Sant a consacré un passionnant biopic, restituant au passage la fièvre du Frisco des années 70), et que l’on rejoint via Market Street. On a tôt fait de remarquer, au coin de Dolores Street et de la 16e, l’édifice de style colonial, avec sa chapelle et ses 2 tours néo-baroques. Une émotion diffuse émane de la Mission, le plus ancien bâtiment de la ville, comme du petit cimetière qui la jouxte -celui où Madeleine vient se recueillir devant la tombe de Carlotta Valdes. De celle-ci, nulle trace cependant, pas plus que de la toile évoquée précédemment, que Madeleine s’en va admirer dans la foulée; restent les images, qui n’ont pas fini de nous hanter.

Un autre monde

Leur souvenir se matérialise donc du côté du Golden Gate Bridge, comme, dans la foulée, au 900 Lombard Street, Russian Hill, la résidence de James Stewart, et l’endroit où il ramène Kim Novak après sa tentative de suicide. Le perron est reconnaissable entre tous, et n’étaient les modèles des voitures garées perpendiculairement au trottoir, on croirait avoir entrepris un voyage dans le temps, celui-là même dont les protagonistes du film vont ensuite prendre la mesure à Muir Woods National Monument, de l’autre côté de la baie, pour une séquence magique dans une forêt de séquoias.

Passé Sausalito, et ses maisons en bois posées sur l’eau, on y accède par une petite route serpentant parmi de fantomatiques silhouettes d’arbres, la brume n’autorisant que l’esquisse de panoramas imparables. Arrivé à l’entrée du parc, la sensation de se trouver dans un autre monde l’emporte sur toute autre considération, immensité des arbres, sérénité du cadre et irréalité de l’ensemble aidant. La découpe d’un séquoia, balisée de quelques dates-clé, ramenait Madeleine à sa fragile et éphémère condition, dans ce qui demeure l’une des scènes les plus poignantes du film. L’endroit produit toujours un effet stupéfiant, comme si le temps de Vertigo s’y était à jamais suspendu. Se jouant de ce dernier comme de la continuité, Hitchcock a toutefois tourné l’essentiel de la scène de l’autre côté de la ville, dans le Big Basin Redwoods State Park de Boulder Creek, en direction de Santa Cruz. Avant d’enchaîner, pour ce qui demeure l’une des plus belles étreintes de l’histoire du cinéma, devant les flots déchaînés de Cypress Point, dans la péninsule de Monterey. Tant qu’à pousser plus au sud, c’est à 160 kilomètres de San Francisco, dans la mission espagnole de San Juan Bautista, que le drame se noue, avant de connaître une tragique répétition.

Entre-temps en effet, Scottie, laissé à sa mélancolie après la disparition de Madeleine, a erré de Ernie’s en Lincoln Park, avant de croiser, de retour en ville, Judy, une jeune femme qu’il va s’employer, et pour cause, à remodeler comme la disparue. On s’engage derrière eux sur Sutter Street. Au 940, l’Empire Hotel, où Judy occupait une chambre modeste est devenu… le Vertigo Hotel. L’enseigne de néon n’est plus, la magie opère néanmoins à plein tandis que dans le lobby défilent en boucle les images du chef-d’oeuvre de Hitchcock, en un écho troublant de l’histoire d’un homme se repassant le film d’un impossible amour jusqu’à s’y perdre. Et nous à sa suite, plongé dans ce rêve éveillé, que l’humeur romantique de San Francisco a le don de dilater, encore et encore…

Jean-François Pluijgers, à San Francisco

EN LIEN AVEC NOTRE SÉRIE D’ÉTÉ, LA CINEMATEK PROGRAMME FILMCITIES, UN CYCLE SUR LES VILLES AU CINÉMA. JUSQU’AU 31/08, À BRUXELLES. À (RE)VOIR: VERTIGO, LE 06/08.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content