Crimes dans la discothèque (4/6): Alain Kan, le disparu du métro

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Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Eté 1990, intérieur nuit. Bruit, humidité, foule. L’inspectrice Justine Musaraigne, une jeune Françoise Hardy aux cheveux courts, a rendez-vous aux Bains Douches avec Claude Challe. Le directeur artistique au look de fakir new wave la reçoit dans ce club du 3e arrondissement où Robert De Niro, Catherine Deneuve, David Bowie, Mick Jagger, Jean-Paul Gaultier et d’autres traquent les mondanités jusqu’à l’aube. Ce soir-là, la routine: The Perfect Kiss, la scie de New Order, brûle la piste robotique. Deux corps bronzés en maillot de bain flottent sur des matelas pneumatiques dans la minipiscine, survivante des thermes originels. Un espace égaré dans les années 1960-1970, reconfiguré pour une autre vie dès fin 1978, celle de la nuit, avec une déco signée Philippe Starck, un bar et un resto sélects et un physionomiste intraitable à l’entrée. Alain Kan y vient de temps à autre. Pas trop souvent, toujours fauché. Sa petite étoile y passe inaperçue parmi la galaxie des grandes. Depuis sa disparition le 14 avril 1990 dans le métro parisien, à la station Châtelet, l’inspectrice Musaraigne tente de dénouer l’imbrication d’une curieuse pelote. Elle est habituée des cas: elle a même plongé dans celui de Philippe de Dieuleveult (1).

En 1976, Alain Kan sort le single Heureusement en France, on ne se drogue pas, interdit de radio dans la France giscardienne.

Claude Challe se souvient de Kan: «Un drôle de type, mi-loser, mi-poseur. Un garçon gentil ceci dit, mais qui semblait à côté de ses pompes comme de la mode. Il avait encore les cheveux rouges dans les années 1980. Je crois bien qu’il venait avec son amant. Tous les deux carburaient à l’héro ou quelque chose du genre. J’ai entendu dire qu’ils devaient pas mal d’argent à des dealers. Je ne les ai plus vus aux Bains depuis plusieurs mois.» Musaraigne ne repart qu’avec le prénom de l’amant supposé, Hubert, qui fréquenterait Le Palace ces temps-ci. La visite sur place sera pour un autre soir, Justine a sa dose de «belles personnes nocturnes». La nuit, Paris n’est jamais aussi beau que dans ses appartements éclairés de l’intérieur, accrochés à la noblesse de leurs pierres anciennes. Kan habitait une chambre de bonne.

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Intérieur jour. Couloirs, flics, paperasses. Musaraigne a récolté quelques photos et documents prêtés par la demi-sœur du disparu, Véronique, venue tôt ce mardi au 36 quai des Orfèvres. Elle est sans doute la seule personne à l’avoir toujours soutenu. La pochette du premier 45 tours, Si l’amour, paru en 1963 chez une filiale de Pathé-Marconi, montre le chanteur en garçon propre sur lui, cheveux mi-courts bien peignés, chemise et pull de collégien. Grosso modo un look sixties de gars pas très grand – 1,72 mètre –, un rien malingre. Après dix-huit mois sous les drapeaux, Kan rencontre la chanteuse Dani, interprète de Papa vient d’épouser la bonne. Elle l’embarque dans une revue à L’Alcazar, cabaret à plumes et de transformistes. Il y croise Gainsbourg, Barbara et la chanteuse trans Marie-France. Dans le nocturne parisien froufroutant, en ce début d’années 1970 voulues décadentes, Kan prend l’habitude du maquillage et affirme son homosexualité. Il travaille parfois avec Christophe, marié à sa sœur Véronique. Dans la demi-douzaine de 45 tours sortis entre 1971 et 1974, aujourd’hui oubliés, la chanson kanienne se nourrit de pop, de rock et de rythmes black. Certains titres ont bénéficié de la complicité de Jean-Claude Vannier. La suite est apocryphe: Kan fantasme qu’il a passé dix jours avec Bowie, lui empruntant au passage le look Aladdin Sane. En 1976, il sort le single Heureusement en France, on ne se drogue pas, interdit de radio dans la France giscardienne. La photo du disque montre le trentenaire avec un visage de Pierrot triste. Justine Musaraigne écoute Véronique: «Alain a eu ensuite sa période punk avec le groupe Gazoline. Puis les drogues dures se sont bien installées. Avec la petite reconnaissance de l’album Whatever Happened to Alain Z.Kan, en 1979, il a cru que c’était arrivé. Mais il n’a plus fait qu’un LP après ça, au milieu des années 1980, sans grand écho. Les dernières années, il voyait ce type, Hubert. Charmant mais camé.»

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Véronique tente de décrire à quoi pouvait bien ressembler Hubert: elle n’a aucune photo de lui. Musaraigne se rappelle la corvée prévue: tenter de repérer l’amant au Palace. En 1990, la boîte du 9e arrondissement n’a plus le lustre des grandes années, lorsque John Travolta, Grace Jones, Andy Warhol ou Roland Barthes nourrissent le mythe de la nuit parisienne. L’endroit a perdu sa gloire première, devenant temple de la house puis du hip-hop. Pour Musaraigne, débusquer Hubert sans même avoir son portrait a tout du plan foireux. Elle s’y prend à trois reprises, trois fois plusieurs heures passées à hypothéquer la reconnaissance d’un inconnu. En vain, évidemment. Au 36, elle refait le point sur la disparition de Kan avec sa sœur Véronique. Celle-ci a apporté une lettre, dernier signe de vie de son frère. Les mots parlent d’eux-mêmes: «Véro, je craque, mon corps et ma tête se brisent… Je suis à bout de nerfs, littéralement, tout à fait. Les cons diront que je me suis noyé dans une goutte d’eau.»

Criblé de dettes, sans doute en mal de paiement auprès de dealers, dépressif, on ne saura jamais si Kan s’est suicidé en se jetant dans la Seine, s’il a succombé à une overdose dans l’anonymat ou a été purement et simplement liquidé. Sans certitude aucune, Kan sera officiellement déclaré mort au début des années 2000. Son corps n’a jamais été retrouvé.

De facto

14 septembre 1944: naissance d’Alain Michel Zisa qui adoptera plus tard le nom de son beau-père, Kan. Il n’a jamais connu son père biologique.

1963: sortie de son premier 45 tours, Si l’amour.

Années 1960-1970: Alain Kan enchaîne plusieurs carrières et plusieurs styles musicaux: twist, variété, cabaret, pop, glam, punk. Très influencé par Bowie et Iggy Pop, il n’aura jamais aucun véritable succès commercial, mais il composera un personnage de dandy maudit à la française.

14 avril 1990: il disparaît définitivement.

(1) Animateur de La Chasse aux trésors, jeu à succès diffusé sur les télévisions francophones de 1981 à 1984, il disparaît le 6 août 1985 sur le fleuve Zaïre.

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