Selah Sue: « Je me suis longtemps sentie corsetée, sans possibilité d’être intégralement moi-même »

Selah Sue, libérée des contraintes chimiques mais aussi des pressions du label. © Zazzo
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Désormais mère de deux enfants, c’est une Selah Sue épanouie que l’on retrouve chez elle, pas loin de Leuven. Parlant avec appétit de son abandon de la chimie anti-dépressive et de Persona, son troisième album. Son meilleur.

Selah Sue habite en famille une large maison sixties dans une rue qui les collectionne. Au rez, deux pièces forment un studio aux couleurs chaudes, intimes, voire orientales. Joliment équipé en digital, mais pas seulement: des guitares, électriques ou pas, sont dressées dans plusieurs coins, alors qu’un imposant orgue vintage attend d’être joué. On se retrouve assis quasi le nez sur les vinyles du moment: Kamasi Washington, Aphex Twin, The Neville Brothers, Coldcut, Bon Iver, Masha. Si vous secouez ces six-là, pas impossible que cela se rapproche des tonalités émeraude de Persona. L’album le plus probant de la trentenaire à la fameuse choucroute blonde, aujourd’hui ramenée à de plus sages proportions. Comme si la période était d’abord à l’apaisement, synchro avec un changement de vie marquant. Le contraste paraît évident avec la dernière rencontre avec Selah Sue, pour la sortie de Reason en 2015. La jeune Flamande semblait sur les nerfs. Entre-temps, deux événements majeurs ont changé le cap de vie: Selah a eu deux enfants, des garçons, avec Joachim Saerens, boyfriend et coproducteur, de dix ans son aîné. « Et puis, depuis six mois maintenant, je ne prends plus d’antidépresseurs. Ce qui est une première depuis l’âge de 18 ans. C’est comme une seconde naissance. » Elle sourit et parle de la dépression qui la poursuit depuis l’adolescence: « C’est vraiment dans les gènes, mes grands-parents, des deux côtés, ont connu cette maladie. Ils ont été des patients psychiatriques. Et ceux qui sont encore vivants en sont encore prisonniers. Bizarrement, ça a sauté une génération, donc j’espère que ça ira pour mes enfants. »

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Le titre d’un des premiers morceaux entendu de Persona ne laisse aucune ambiguïté: Pills. Du quasi-disco, taillé pour le dancefloor, qui signe aussi le flagrant désir de s’adonner à la vie sans devoir trop en porter le fardeau. Ce processus de libération des sens tient sans doute à celui de l’enregistrement. L’essentiel du travail de production sur Persona s’est fait dans cette maison brabançonne qui a hébergé pendant quelques semaines le producteur US Matt Parad. Un choix plutôt singulier voire underground alors que le label de Selah, Because Music (Charlotte Gainsbourg, Christine & the Queens, Manu Chao, Stromae, etc.), la verrait bien en superstar galonnée. Pas si étonnant lorsqu’on comptabilise un million d’albums vendus, une première partie de Prince à la demande de sa majesté et des litres de concerts sold out. Au-delà du territoire belgo-français. « Contrairement aux albums précédents, je ne me suis pas retrouvée dans un studio de L.A. ou d’ailleurs, avec des gens que je ne connaissais pas. Des producteurs chargés d’ego. Je ne dis pas que je suis sans ego, mais je sais quand il me parle. Je ne veux pas être ensevelie par lui. Même si l’ego te pousse aussi dans de riches retranchements. Je me suis longtemps sentie corsetée, sans possibilité d’être intégralement moi-même. Là, chez moi, avec Joachim et Matt, je me suis complètement laissée aller, totalement désinhibée. Et je ne crois pas du tout au concept de l’artiste maudite qui produirait des chefs-d’oeuvre parce qu’elle souffre. Quand on est dans cet état-là, dévasté, on ne peut même pas sortir de son lit. Il ne faut être ni trop malheureux, ni trop heureux, je crois. »

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Carolo?

Si l’album a autant de grain, c’est parce que son autrice a pu larguer les voiles, pas seulement chimiques, et surmonter ce spleen létal qui la travaille depuis presque 20 ans. Aujourd’hui, Selah Sue poursuit une Voice Dialogue Therapy: « Depuis mes 14 ans, je suis en thérapie. Mais ce travail-là est particulier: il consiste à aller trouver en soi la justification de ses deux personnalités. La critique interne et puis le « pleaser », celui qui fait que tu veux toujours être plaisant dans le regard des autres. Au final, ça consiste à ne pas refuser sa propre mélancolie… Même si ce sentiment peut me faire peur, parce qu’il peut annoncer la venue de la dépression. » En cette après-midi de mi-mars, le fil de la conversation navigue, sans être forcé, entre les sentiments personnels intenses et l’évidence des nouvelles musiques de Selah. Petite-fille d’une famille paternelle carolo, elle connaît moins Charleroi -« j’y ai joué une fois, je crois« – que son karma. Au fond, pourquoi une jeune voix belge s’impose-t-elle dans un paysage international envahi par les bonnes, voire les grandes chanteuses? « Je n’ai pas de réponse à cette question. Ce que je sais: si je commençais mon itinéraire aujourd’hui, où tout est dominé par les réseaux sociaux, ce serait vraiment compliqué. Le chant a toujours été naturel pour moi, bien plus que TikTok. J’éprouve un sentiment confus, je veux être ce « pleaser » qui fait plaisir à mon label mais j’éprouve aussi le feeling d’être moi-même. Et puis, ce qui est sans doute le plus difficile dans une chanson, c’est de savoir où arrêter les couches. » À ce stade-ci, Pills, l’un des deux morceaux en amont de Persona, trace sa vie en radio. Ce qui reste quand même le thermomètre s’il y a fièvre ou pas. Là, intuitivement, on dirait bien que la température grimpe.

Selah Sue – « Persona »

Distribué par Virgin Music. ****

Disque écrit avant et pendant le Covid, Persona a essentiellement été conçu dans la maison de Bertem de la famille Sue. Ce qui donne ces chansons gourmandes, voire orgasmiques, lorsque la fille d’1 mètre 63 libère complètement sa voix. Quelque part entre Hempress Sativa et Janis Joplin, Selah Sue redevient Sanne Putseys: dans l’atomique All the Way Down –ce solo de basse…- elle n’est pas si loin d’Aretha Franklin, et Full of Life rappelle l’incandescence charnelle de Minnie Riperton. Grâce électrique, 220 volts au moins. Avec des invités comme Damso et le rappeur américain Mick Jenkins, de l’irrésistible ragga d’ouverture (Kingdom) au jazz final (Free Fall), la jeune Flamande emporte le morceau. Carnassière comme jamais auparavant. Vive la pandémie…

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