Christina Scheppelmann, nouvelle directrice de La Monnaie: «S’enfermer dans la tradition ne fonctionne pas» (entretien)

Christina Scheppelmann, nouvelle directrice générale de l’Opéra royal de La Monnaie.

Après 18 ans à la direction générale du théâtre royal de La Monnaie, Peter de Caluwe cède son fauteuil à Christina Scheppelmann. Ils se sont toutefois partagé l’affiche de la saison 2025-2026. A l’ancien directeur trois opéras jusqu’à décembre –le coup d’envoi sera donné le 21 septembre avec Falstaff, de Verdi, mis en scène par Laurent Pelly–, à sa successeure les productions de janvier à juin prochains, avec une inauguration de mandat par le Benvenuto Cellini de Berlioz dont elle s’étonne que les Bruxellois ne l’aient encore jamais vu. Nommée en 2023, Christina Scheppelmann reprend donc le flambeau après une longue période de transition.

Peut-on parler d’un passage de relais en douceur?

Christina Scheppelmann: Appelez ça «transition» si vous voulez, mais ce délai m’a surtout permis d’apprendre à connaître les équipes. Je suis arrivée à la fin octobre 2024, et hormis quelques voyages pour assister à des concours de chant, je suis restée à Bruxelles presque chaque jour pour travailler aux projets futurs. Cela dit, nous ne nous sommes que peu vus avec Peter, que je connais depuis longtemps. J’ai essayé de ne pas être trop présente, car il était encore le directeur en fonction. Je travaillais plutôt behind the scenes à ce moment.

Vous avez débuté votre carrière dans le secteur bancaire…

Christina Scheppelmann: C’était il y a longtemps!

… qui semble loin du milieu de l’art lyrique. Comment en êtes-vous venue à l’opéra?

Christina Scheppelmann: Mais il faut savoir faire les comptes à l’opéra! Blague à part, j’ai fréquenté un lycée où la musique était une matière principale, au même titre que les mathématiques ou la littérature. J’ai aussi chanté dans le chœur d’enfants de la Staatsoper de Hambourg, maison que j’ai commencé à fréquenter comme spectatrice à l’âge de 16 ans, où j’ai effectué un stage et fait de la figuration. Mes parents ont toutefois souhaité que j’opte pour une formation un peu plus traditionnelle, bagage que je trouve aussi très important. En peu de temps, j’ai touché à tous les domaines de la banque –administration, Bourse, service juridique, commerce international, établissement de contrats, etc. Ce n’était pas exactement ma vocation, mais je ne l’ai jamais regretté: toutes ces choses m’ont été très utiles au moment de commencer à travailler en agence artistique. Il n’empêche, depuis l’âge de 19 ans, je voulais devenir Opernintendantin (NDLR: directeur d’opéra), comme on dit en allemand.

Un rêve réalisé sur trois continents, au contact de cultures très différentes. Modifie-t-on sa manière de diriger ou de programmer en fonction du pays où l’on exerce?

Christina Scheppelmann: Oui. Notez que même entre San Francisco et Washington, l’histoire, l’ambiance et le public ne sont pas les mêmes. Sans parler de Barcelone et d’Oman! Il faut toujours en tenir compte. Nous ne sommes pas là pour tout changer mais pour gérer une institution qui nous accorde sa confiance. Il s’agit de la mériter, et d’adapter la programmation en fonction de la trajectoire culturelle du lieu. Une trajectoire forcément différente si l’opéra y existe depuis plusieurs siècles ou s’est implanté récemment. Mieux vaut faire preuve de curiosité, et vraiment vouloir vivre et travailler dans une autre culture, un autre système et sous d’autres lois que les siennes, en apportant sa propre expérience. Je trouve ça formidable. Bruxelles est ma neuvième ville. Dans mon sixième pays.

Ma mission consiste aussi à permettre aux créateurs de laisser une trace.

Directeur musical depuis 2016, Alain Altinoglu est reconduit dans ses fonctions jusqu’en 2031. L’entente est parfaite entre vous?

Christina Scheppelmann: Alain et moi nous connaissons depuis 25 ans. Nous nous sommes rencontrés à San Francisco, sur la production d’un opéra arménien (NDLR: Arshak II de Dikran Tchouhadjian en 2001) où il était répétiteur et assistant chef d’orchestre. Il est aussi venu à Barcelone quand j’y étais et qu’il dirigeait Les Noces de Figaro, de la compagnie de l’Opéra national de Vienne lorsque j’ai invité celle-ci à Oman (Muscat). Je suis très contente qu’il reste. Il est très aimé de l’orchestre comme du public. L’habitude en Allemagne est plutôt de changer une partie de l’équipe avec la direction générale. Je trouve ça absolument fou! Les gens ne sont pas à leur poste par hasard. J’aime aussi travailler avec des personnes que je ne connaissais pas avant. C’est très enrichissant pour moi et cela facilite les choses: ils savent déjà comment fonctionne la maison.

Poursuivrez-vous la politique de création instaurée par vos prédécesseurs?

Christina Scheppelmann: Oui et non. Défendre le répertoire contemporain ne consiste pas seulement à commander des partitions que l’on ne montera qu’une seule fois, mais à les rejouer. Combien d’œuvres créées en Europe ces dernières années se sont inscrites au répertoire? Très peu! Aux Etats-Unis, où la musique nouvelle se veut, certes, un peu moins atonale, beaucoup de pièces récentes restent à l’affiche de plusieurs théâtres –je pense à celles de Philip Glass, John Adams, Kevin Puts, Jake Heggie et d’autres. C’est ainsi que nous aiderons les compositeurs de notre temps. Pensez au travail que représente l’écriture d’un opéra. Ne le programmer que pour six ou sept représentations signifie qu’il n’est vu que par 7.000 personnes. Ma mission consiste aussi à permettre aux créateurs de laisser une trace.  

A une exception près –I Grotteschi, d’après Monteverdi, au printemps dernier–, le répertoire baroque semble avoir déserté la scène bruxelloise. Est-il impossible d’en monter sans orchestre approprié?

Christina Scheppelmann: Pas forcément. Je pense qu’en engageant un chef avec une double expérience à la tête de formations baroques et modernes, on peut obtenir d’excellents résultats chez Haendel ou Gluck. Nous en ferons. Il me semble plus difficile de remonter jusqu’à Monteverdi. La musique de cette époque exige un ensemble spécialisé pour ne pas être «travestie».

Et la danse? 

Christina Scheppelmann: Je trouve très important de lui donner un statut, d’autant que cela figure dans le cahier des charges de La Monnaie. Anne Teresa De Keersmaeker viendra au printemps. J’ai également l’intention d’importer une excellente compagnie de flamenco d’Andalousie. J’en avais fait un petit festival à Oman: rien à voir avec les spectacles pour touristes. J’espère aussi pouvoir présenter des soirées de ballet classique, si possible accompagnées par notre orchestre. Mais les limites de la scène et les problèmes de calendrier ne facilitent pas les choses.

Votre programmation, Christina Scheppelmann, commence avec le Benvenuto Cellini, de Berlioz, œuvre questionnant la place de l’artiste dans la cité. Comment voyez-vous celle de l’opéra dans la société actuelle?

Christina Scheppelmann: Raconter des histoires en musique a toujours existé dans l’histoire de l’humanité –je pense à la tragédie grecque. Je suis convaincue que cela existera toujours. Mais les dépenses sont aujourd’hui plus élevées parce que tout le monde gagne plus d’argent et que la vie est, en générale, plus chère. Beaucoup plus qu’au XIXe siècle, où l’on se contentait de décors en toile peinte tandis que les artistes étaient très peu payés. Verdi faisait des bénéfices! Ce n’est plus possible aujourd’hui, et la majeure partie de nos subventions passe dans les salaires du personnel. Le défi est de réussir à financer ce spectacle onéreux, et de nous montrer en phase avec les préoccupations des gens. S’enfermer dans la tradition ne fonctionne pas. Il faut donner une certaine modernité aux productions, y compris dans la mise en scène, mais également respecter et séduire les spectateurs. Nous devons gagner leur confiance afin de pouvoir leur faire découvrir de nouvelles choses ensuite.

Pas de problème de fréquentation pour La Monnaie, qui fait régulièrement salle comble. Redoutez-vous tout de même le fameux «vieillissement du public»?

Christina Scheppelmann: Il n’est pas complètement vrai de dire que le public vieillit. Mais les études montrent en effet qu’entre 28 et 45 ans, moment de fonder une famille ou de lancer une carrière, les gens n’ont pas forcément le temps ou les moyens de passer une soirée à l’opéra. Il faut donc les ferrer en amont pour qu’ils reviennent une fois «établis». Faute de quoi il devient très difficile de les convaincre de franchir notre porte.  

Mais comment attirer les jeunes?

Christina Scheppelmann: On doit s’adresser à eux autrement qu’en pensant qu’ils doivent forcément venir à nous parce que nous sommes géniaux. Il nous est interdit d’être arrogants. Mieux vaut susciter la curiosité, leur faire goûter à cette forme d’art. Nous travaillons beaucoup avec les écoles. Quand on a 15 ou 20 ans, on préfère être avec des gens de son âge plutôt qu’au milieu d’une foule de la génération des parents ou des grands-parents. Il me semble important de créer une ambiance où l’on se sent à l’aise, notamment en réservant l’une ou l’autre représentation à un public jeune, qui bénéficie en plus de tarifs préférentiels. A titre personnel, j’aimerais aussi que les fans d’art lyrique, souvent très pointus, transmettent leur enthousiasme plutôt que leur nostalgie du «c’était mieux avant». Les Callas et consorts étaient formidables, mais ils ne sont plus là et nous avons quantité d’excellents chanteurs, de meilleurs orchestres qu’à l’époque, etc. Il faut accepter que les choses évoluent.   

Beaucoup feront sans doute observer que depuis trois siècles que cette maison existe, vous êtes la première femme à sa tête. Est-ce un sujet de conversation pour vous?

Christina Scheppelmann: Pas du tout. Je ne suis d’ailleurs pas favorable aux quotas pouvant conduire à recruter des gens qui ne seraient pas à leur place. Je reste bien sûr attentive au fait de donner leur chance aux cheffes d’orchestre et metteuses en scène. Beaucoup sont excellentes. Il faut les engager. La société doit aussi permettre aux femmes de mener une carrière tout en ayant la possibilité de fonder une famille. Mais pour moi-même, je ne réfléchis pas en ces termes. On m’a parfois demandé si je pensais avoir raté des postes du fait de ne pas être un homme. Je m’en fiche. J’ai toujours fait de mon mieux, avec enthousiasme et sens des responsabilités. Je crois que c’est ce qui compte.

Neuf villes, six pays

En 2023, après avoir dépouillé 25 candidatures nationales et internationales –19 messieurs, six dames–, le conseil d’administration de La Monnaie retient celle de Christina Scheppelmann, alors patronne de l’Opéra de Seattle (2019-2024). Née à Hambourg, elle travaille pour la banque privée Hesse Newman & Co avant de mettre le cap sur l’Italie. En agence artistique d’abord, à La Fenice de Venise ensuite. Elle gravit les échelons en passant par le Liceu de Barcelone, où elle revient en tant que directrice artistique de 2015 à 2019, et San Francisco. Après le Washington National Opera (2002-2012), elle prend les rênes de l’Opéra royal de Mascate, capitale d’Oman (2012-2015). Sa nouvelle maison bruxelloise? «La Monnaie est très connue et respectée du public et des professionnels. A raison: l’orchestre, les chœurs et le chef sont excellents. Et le théâtre proprement dit est idéal. La salle de 1.150 places peut accueillir les grands titres –comme Ring, de Wagner–, mais est aussi parfaite pour l’intimité de Haendel ou Mozart.»

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