La comédie musicale La Haine arrive à Bruxelles: notre avis

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Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Film culte des années 1990, La Haine est désormais aussi une comédie musicale, mise en scène par Mathieu Kassovitz lui-même. Un pari risqué mais réussi, quitte à troquer l’effet coup de poing pour un message plus rassembleur. Compte-rendu avant l’unique représentation belge, à Forest National, le 24 mai.

C’est bien connu: tout fait farine au moulin des comédies musicales. D’un récit biblique aux chansons d’Abba, d’un roman de Victor Hugo à la vie de Mozart, des aventures de Rabbi Jacob à la Révolution française. Malgré tout, il fallait faire preuve d’une sacrée audace pour imaginer faire à son tour un sort à un film comme La Haine. Depuis l’automne dernier, le projet est pourtant bel et bien devenu réalité. En octobre, on a ainsi pu assister à la première, à Paris, sur les planches de la Seine musicale. Par la suite, le spectacle est parti en tournée à travers la France, avant de se poser ces jours-ci à Bruxelles. Il sera présenté, pour une date unique, à Forest National, le 24 mai. Soit 30 ans, quasi jour pour jour, après la toute première du film, au festival de Cannes…

A l’époque, le deuxième long métrage de Mathieu Kassovitz avait réussi à créer la polémique –titillés par la rumeur d’un «film de banlieue» antiflics, les policiers du service d’ordre du festival avaient même tourné le dos à l’équipe lors de sa montée des marches. Sans que cela ne l’empêche de séduire à la fois la critique et le public. Dans l’intervalle, La Haine a obtenu le statut de film culte. Sa thématique a marqué –l’explosion des quartiers populaires–, tout comme sa bande-son –en en faisant l’un des premiers vrais films «hip-hop» en français. Mais aussi, évidemment, son noir et blanc emblématique et ses trois personnages clés.

La première réussite de la comédie musicale La Haine est d’ailleurs d’avoir remonté ce trio, avec trois nouveaux acteurs: Samy Belkessa (Saïd, joué dans le film par Saïd Taghmaoui), Alivor (Hubert, incarné à l’époque par Hubert Koundé) et Alexander Ferrario (Vinz, propulsant la carrière de Vincent Cassel). Il y a quelques semaines, les deux premiers cités faisaient le déplacement jusqu’à Bruxelles pour évoquer la comédie musicale. Et notamment leur connexion avec un film sorti quand ils n’étaient même pas nés. Samy «Cela reste un classique, entame Samy Belkessa. Surtout pour quelqu’un qui, comme moi, viens de la banlieue. C’était un des premiers films qui nous représentait un peu tous.» Alivor ne dit pas autre chose: «C’est une référence. D’ailleurs, si je suis monté dans le projet, c’est uniquement pour cela. Au départ, je ne cherchais pas forcément à faire une comédie musicale. C’est vraiment un nouvel exercice pour moi. Si je me suis lancé, c’est parce que c’est La Haine

Celui qui a déjà une carrière en tant que rappeur ne cache d’ailleurs pas les a priori qu’il a pu, comme beaucoup de monde, entretenir sur le genre: «Ce que je connaissais des comédies musicales, c’était essentiellement les choses mainstream, les publicités qui passaient à la télé pour Le Roi soleil, les chansons de Garou, etc. Cela ne m’intéressait pas vraiment. Par la suite, j’ai creusé. J’ai vu qu’aux Etats-Unis, ils réussissaient à faire des choses plus engagées. Un spectacle comme Hamilton, par exemple, utilise les codes du hip-hop. Donc, pourquoi ne pas essayer en France? Et si c’est le cas, autant que ce soit fait par des gens comme nous, et pas par les mêmes chanteurs qui font Les 10 Commandements ou Notre-Dame de Paris…»

«Pas certain qu’un tel spectacle aurait pu être monté il y a dix ans.»

Le rap comme bande-son

Il y a une logique à voir un genre populaire –la comédie musicale– prendre pour décor la rue. Quelque part, il s’en est même toujours abondamment nourri: de la rivalité entre gangs de West Side Story aux «zonards» de Starmania. Il n’empêche, s’attaquer à un film comme La Haine avait de quoi laisser sceptique. Un nom a cependant rapidement rassuré: Mathieu Kassovitz. C’est en 2019 que le producteur de spectacle Farid Benlagha Le Hazif a contacté l’acteur et réalisateur pour lui parler de son idée de comédie musicale. Il ne faudra pas longtemps pour le chauffer. «Kasso» ne donnant pas simplement son accord, mais prenant en charge lui-même la mise en scène, épaulé par le Québécois Serge Denoncourt. «A partir de là, personnellement, j’étais plus à l’aise, avoue Alivor. Si, avec le film, Mathieu avait réussi à rester proche de la réalité, je me suis dit qu’il ferait pareil avec la comédie musicale. Il ne pouvait pas se louper. Et puis, je connaissais également Proof, avec qui j’avais déjà travaillé.» Producteur originaire du Havre comme lui, fournisseur de beats pour de nombreuses stars du rap –de Diam’s à Disiz en passant par Médine–, Proof a pris la direction musicale du spectacle.

D’où une bande-son qui honore les racines hip-hop de La Haine, en intégrant au générique à la fois des anciennes –Akhenaton (IAM), Oxmo Puccino, Youssoupha, Tunisiano ou Médine– et nouvelles têtes –Benjamin Epps, Jyeuhair, ou encore le Belge Youssef Swatt’s. Ce dernier vient poser ses rimes dans un duo avec… Clara Luciani. Car, même si le spectacle revendique l’héritage rap du film, il ne s’y limite pas. Sont ainsi également conviés l’inévitable Matthieu Chedid, la grande Angélique Kidjo, le duo électro The Blaze, et même Chico des Gipsy Kings.

La variété dans le rap, donc. Parce que le rap est aussi devenu la nouvelle variété? Longtemps snobé, le genre domine en effet aujourd’hui les hit-parades et la pop culture. Ce qui explique sans doute aussi qu’une comédie musicale comme La Haine ait pu se concrétiser. Aussi bien du point de vue du public, plus ouvert à la proposition, que du monde du rap lui-même. «Est-ce qu’un tel spectacle aurait été possible à monter il y a dix ans?, interroge Alivor. Pas certain. Il n’aurait sans doute pas eu le même écho. Parce que le rap était coincé dans une case. Les rappeurs eux-mêmes restaient dans leur coin. Dans tous les cas, personnellement, si je me remets dans ma mentalité de l’époque, je n’y serais probablement pas allé. Aujourd’hui, les choses sont différentes. Le rap est la musique la plus consommée, il occupe une place plus importante dans la société. Quelque part, une comédie musicale comme La Haine arrive au bon moment. »  

Air du temps

Passé au filtre de la comédie musicale, le film de Mathieu Kassovitz intègre ainsi passages chantés, rappés et dansés –avec des chorégraphies imaginées par Emilie Capel et Yaman Okur, mélangeant figures breakdance, mouvements krump et danse contemporaine. Kassovitz et Denoncourt ont fait le choix de décors assez minimalistes et d’une mise en scène relativement sobre. Déployée sur une quinzaine de tableaux, elle s’appuie principalement sur un plateau central tournant et des projections immersives censées «mettre le spectateur dans le rôle d’un réalisateur, dont le regard servirait de caméra».    

La comédie musicale suit d’ailleurs, assez scrupuleusement, le fil du film, quasi à la séquence près. Soit, pour rappel, le récit de l’errance de trois jeunes banlieusards après une nuit d’émeute dans la cité. Trente ans après le long métrage, La Haine s’est évidemment mise un peu à la page, intégrant l’air du temps. Notamment en laissant (un peu)  plus de place aux rôles féminins. Outre la battle de danse durant laquelle les filles en remontrent aux garçons, l’un des moments les plus spectaculaires (et touchants) du spectacle est à mettre au crédit de Camila Halima Filali, dans le rôle de Leila, la petite amie de Vinz. Un peu avant, quand le personnage de Saïd renvoie sa sœur à la maison, celle-ci le remballe, lui et ses réflexes rétrogrades: «T’as cru qu’on était en 1995 ou quoi?»

En général, la comédie musicale prend un malin plaisir à jouer avec les références, multipliant les clins d’œil entre les scènes d’origine et l’époque actuelle. Du générique intégrant les figures de George Floyd ou d’Adama Traoré, à la fameuse séquence avec DJ Cut Killer, qui du haut de sa fenêtre d’appartement balance désormais aussi à côté de Piaf, le Pookie d’Aya Nakamura ou Fuck le 17 de 13 Block. Dans les rues du quartier, on discute de Naruto, du PSG sans Mbappé ou du dernier épisode des Marseillais. Le FN est, lui, devenu le RN, mais le message n’a pas changé –«Bardela, barre-toi de là», s’amuse Saïd. Et puis, il y a la fameuse séquence de Vinz imitant Robert de Niro dans Taxi Driver –«C’est à moi que tu parles?»: à l’origine devant un miroir, aujourd’hui en se filmant sur son téléphone portable… Ce petit jeu des sept erreurs n’est pas qu’anecdotique. Il montre à quel point le monde a basculé en 30 ans. Sans que la situation dans les quartiers populaires ait vraiment évolué. En 1995, La Haine était sous-titrée «Jusqu’ici, tout va bien». La comédie musicale précise plutôt: «Jusqu’ici, rien n’a changé»…

«Certains soirs, le public insulte la police, mais c’est déjà arrivé d’entendre aussi quelqu’un crier “Vive le RN!”.»

Plaidoyer pour le vivre ensemble

Il ne faut pas creuser très loin les actualités pour s’en convaincre. En juin 2023, deux jours avant la présentation officielle du projet de comédie musicale, le jeune Nahel, 17 ans, se faisait abattre par un policier, à Nanterre.

Difficile de ne pas faire le lien avec la dernière scène du film de 1995: alors que le personnage de Hubert et un policier en civil se tiennent en joue, résonne un coup de feu. Même si la conclusion restait ouverte –qui a tiré? Avec quelle conséquence?–, l’issue tragique ne faisait guère de doute. Dans la comédie musicale, cependant, rien de tout ça. C’est le tournant le plus surprenant pris par Mathieu Kassovitz. Alors qu’on pouvait penser que le malaise des banlieues allait tourner au désespoir, voire à la révolte, le réalisateur propose au contraire de son récit, sinon un happy end, une sorte d’appel à la réconciliation. Une concession aux codes plus grand public de la comédie musicale? Après tout, et Kassovitz ne s’en cache pas, il y a d’énormes jauges à remplir tous les soirs, et une audience assez large à aller chercher. Quand on demande, par exemple, aux deux acteurs, au bout de six mois de tournée, s’ils ont une image plus ou moins précise du public qui vient les voir, Samy Belkessa  répond: «C’est très diversifié. Il y a beaucoup d’amateurs de comédie musicale, mais également des fans du film. Certains soirs, le public insulte la police, mais c’est déjà arrivé d’entendre aussi quelqu’un crier « Vive le RN! », premier degré. Je trouve ça plutôt intéressant…»  

Dans la comédie musicale, si ce sont toujours les trois personnages principaux qui tiennent majoritairement le crachoir, d’autres voix se font entendre. Y compris celle d’un policier. Au morceau La Haine d’un frère –«Nique les réseaux sociaux/je fais pas mon deuil avec un hashtag/Si mon frère meurt/moi, j’exige de voir la ville en cendres»– répond La Haine d’un flic –«Aucune reconnaissance pour ma colère/Je préfère enterrer une de ces vermines qu’enterrer un de mes collègues». Particularité: sur la B.O. de la comédie musicale, les deux morceaux sont interprétés par le même rappeur, Youssoupha. Comme les deux faces d’une même pièce, quitte à donner l’impression de renvoyer tout le monde, forces de l’ordre et galériens, dominants et dominés, dos à dos.

Etonnant de la part d’un Mathieu Kassovitz qu’on a déjà vu plus radical? «Mais dans le film, il y avait déjà un personnage de flic plus nuancé, tempère Alivor, pris le cul entre deux chaises: il extirpe à la fois Saïd du commissariat, et en même temps, il est proche de ses collègues.» Lors de la sortie du film, on pouvait d’ailleurs déjà lire dans Libération: «Malgré son titre, La Haine est un film pacificateur dont chaque plan hurle à la gentillesse: black, blanc, beur, tous des braves dans le fond. Une bonté molle ou un humanisme moyen bien dans l’air du temps.» La plume caustique de Gérard Lefort parlant même de «United Colors of banlieues», référence à la célèbre pub Benetton.

D’une certaine manière, la comédie musicale confirme et appuie même le trait. La Haine version 2025 se termine ainsi avec le morceau L’Amour. «On se voit plus qu’en Noirs et Blancs/Comme dans le film de Kassovitz», glisse le personnage de Hubert. Cet appel à la nuance a été écrit par Médine. Un artiste que les esprits conservateurs, et plus encore l’extrême droite, ont souvent cherché à caricaturer en rappeur islamiste et antifrançais. En 2018, sous la pression, il devra même annuler deux concerts prévus au Bataclan. Aujourd’hui, de manière assez maligne, il se retrouve donc à proposer L’Amour comme point final à la comédie musicale. Un spectacle qui sonne comme un appel à la concorde et au dialogue, lancé dans un pays qui n’a jamais paru aussi fracturé. Elle est peut-être là la vraie provocation de Mathieu Kassovitz…

La Haine. Jusqu’ici, rien n’a changé, le 24 mai, à Forest National.

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