« Das Rheingold », un premier volet de la Tétralogie wagnérienne intense et magistral
Titre - Das Rheingold
Mise en scène - Romeo Castellucci/Alain Altinoglu
Compagnie - La Monnaiz
Date - Jusqu'au 09/11
Lieu - La Monnaie, Bruxelles
Casting - Gábor Bretz, Andrew Foster-Williams, Julian Hubbard, Nicky Spence, Marie-Nicole Lemieux
La Monnaie sort ses stars pour s’attaquer au Ring. Dirigée par Alain Altinoglu et mise en scène par Romeo Castellucci, l’œuvre monumentale de Richard Wagner s’étalera sur deux saisons. Le premier volet, Das Rheingold, donne le ton: intense et magistral.
On ne monte pas un Ring comme un petit Puccini tranquillou. Parce qu’un Ring des Nibelungen (L’Anneau du Nibelung, en français) cumule les difficultés, depuis presque un siècle et demi. Œuvre superlative, elle compte d’abord, si l’on met bout à bout les quatre opéras qui la composent (Das Rheingold, Die Walküre, Siegfried et Götterdämmerung), rien moins que seize heures de musique. La Tétralogie, comme on l’appelle aussi, requiert ainsi des solistes qui tiennent la route -et des spectateurs qui, assis sans pause, tiennent, eux, à leur séant. Elle exige un orchestre démesuré: 32 violons, 18 enclumes, 12 violoncelles, 8 contrebasses, 6 harpes, on en passe. Et elle exige un effectif que seule la Festspielhaus de Bayreuth (en Bavière), bâtiment spécialement construit en 1876 pour représenter ce magnum opus, peut aujourd’hui caser, les autres maisons lyriques se contentant de moins d’instruments, faute de place (ou d’argent). Puis, côté récit, avec sa trentaine de personnages tous associés à un thème musical autonome, et ses nombreuses références philosophiques et mythologiques nordiques (germanique et scandinave),
l’histoire, il faut le dire, n’est pas simple à comprendre.
Enfin, elle traîne encore parfois, comme toutes les œuvres de Wagner, les relents de l’antijudaïsme de
son auteur -son manuscrit fut offert à Hitler, comme cadeau d’anniversaire, avant de disparaître dans un bunker berlinois, en mai 1945. Le Ring est donc un monstre. Mais un monstre magnifique. Et si Peter de Caluwe, l’intendant de La Monnaie, avait juré, en 2007, qu’il n’y consacrerait jamais son temps, il a changé d’avis, lors du renouvellement de son mandat. Trente-deux ans après le spectacle créé par le duo Cambreling-Wernicke, le chef d’orchestre Alain Altinoglu et le metteur en scène Romeo Castellucci, génies dans leurs genres, ont uni leurs forces à celles d’une distribution sans faille, pour une première confrontation avec ce monument conçu comme “œuvre d’art totale”, mêlant danse, théâtre, poésie
et arts plastiques. Mais pas en un seul bloc: leur Ring sera montré par touches successives et prudentes,
en quatre productions étalées sur deux ans.
Au fil du fleuve
Place donc aujourd’hui au Prologue, costaude mise en bouche. Voici L’Or du Rhin. Durant deux heures trente (on ne les sent guère passer) réparties sur quatre scènes qui s’enchaînent, Wagner fait voyager son public du sombre fond du fleuve au sommet dégagé d’une montagne (le Walhalla, demeure des dieux), en passant par les entrailles de la terre (le Nibelheim, repère de nabots). Castellucci aussi, qui, pour débuter le marathon, plonge d’abord la salle dans l’obscurité absolue (conformément au rituel de Bayreuth), avec ces extraordinaires 136 mesures tenant l’accord unique de mi bémol majeur, jouées au sein d’une eau noire, “amniotique, utérine”, où apparaissent bientôt de spectrales filles du Rhin à la peau flamboyant de reflets métalliques. Des colonnes de vraie brume tombent des cintres sur la scène: ce Prélude “est” le cours d’eau, une voie royale, 1 233 kilomètres abreuvant 30 millions d’Européens. Dans la fosse (80 musiciens!), les notes identifiables du fleuve se muent progressivement en celles propres aux ondines, selon la technique d’engendrement successif des leitmotive, caractéristique majeure du style mélodique wagnérien.
Et c’est parti pour un flow fluide et ininterrompu qui, posant les bases de l’intrigue développée dans les opéras suivants, dévoile comment les imprudentes naïades Woglinde, Wellgunde et Flosshilde se laissent dérober l’or fluvial dont elles ont la garde (et qui rend son possesseur tout puissant) par l’ignoble myrmidon Alberich, puis par le capricieux dieu Wotan, et enfin par les frères géants Fasolt et Fafner. Comme dans la plupart des productions de Castellucci, qui assume aussi les décors, les costumes et les éclairages, la mise en scène se révèle drastiquement dépouillée, épurée, mais truffée de trouvailles esthétiques, d’anachronismes et de petites actions étranges dont seul l’artiste a la clé. Les corps d’une centaine de figurants en sous-vêtements couleur chair ondulent à même le sol, et rappellent joliment l’écoulement du fleuve. Plus loin, dans les sous-sols d’un monde malsain où pulsent les rythmes de forges activées par des esclaves, la scénographie vire au sadisme: Alberich (qu’habite formidablement le baryton américain Scott Hendricks) se retrouve nu, couvert de goudron et ligoté à un anneau grand comme un cerceau, face à des bourreaux en chasuble blanche, figures très raéliennes. Assignés à un rôle où l’expression vocale se soumet entièrement à l’action dramatique (ici, pas un seul solo ni aria ni ensemble), tous les solistes se hissent à la hauteur de leurs très rudes tâches. Mentions spéciales pour la Fricka de la bouillonnante contralto canadienne Marie-Nicole Lemieux et l’intrigant demi-dieu Loge qu’incarne avec le cynisme d’un clown pervers, dans son short d’explorateur aubergine, le ténor écossais Nicky Spence. Époustouflants dans la nouvelle création scénique de ce polyptique exceptionnel, les mêmes chanteurs seront d’ailleurs au rendez-vous des trois prochaines parties du cycle. Avec, dès Der Walküre fin janvier 2024, l’ajout d’animaux vivants qui viendront prêter patte forte aux faux crocodiles géants de cet Or du Rhin 24 carats (le plus pur qui soit!) et qu’on peut déjà lire comme l’annonce d’une parabole de la catastrophe environnementale qui nous attend. Affaire à suivre!
Das Rheingold, jusqu’au 09/11, à la Monnaie, Bruxelles.
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