Robin Campillo, à 120 BPM

120 battements par minute, le film politique et intimiste qui a secoué le 70e festival de Cannes. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans 120 battements par minute, Robin Campillo, le réalisateur d’Eastern Boys, revient sur les années sida à travers l’aventure collective d’Act Up-Paris. Et signe un film politique puissant doublé d’un drame intime bouleversant.

Avec 120 battements par minute, le cinéaste français Robin Campillo ne signe jamais, la cinquantaine bien entamée (il est né en 1962 à Mohammedia, au Maroc), que son troisième long métrage. Issu des rangs de l’Idhec (Institut des hautes études cinématographiques, intégré ensuite à la Fémis), il se fera d’abord un nom comme scénariste, collaborant avec son camarade de promotion Laurent Cantet à compter de L’Emploi du temps, en 2001 -association toujours d’actualité, d’ailleurs, puisqu’il a encore cosigné récemment le script de L’Atelier. À cette activité d’écriture viendra s’ajouter celle de réalisateur, en pointillés d’abord -dix ans séparent Les Revenants, son premier long métrage tourné en 2004, d’Eastern Boys, prix Orizzonti du meilleur film à la Mostra de Venise-; de façon plus soutenue ensuite, comme en atteste aujourd’hui la sortie de 120 BPM dans la foulée de son triomphe critique cannois.

Ce film, Campillo nous confiait alors le porter en lui depuis un bon moment déjà. « J’y pense depuis longtemps. Au moment où l’épidémie de sida a éclaté en France, j’étais à l’Idhec. Elle a eu un tel impact sur moi de par sa violence qu’elle m’a plongé dans un état d’anxiété extrême, au point de ne pas pouvoir faire de films -je n’ai pas débuté ma carrière à l’époque tant j’étais effrayé, dans une sorte de déni. Ce n’est que dix ans plus tard, lorsque j’ai rejoint Act Up, que je me suis dit que je devrais faire quelque chose à ce sujet. J’ai d’abord pensé aux débuts de l’épidémie, avant de considérer que ce n’était peut-être pas l’angle approprié. Jusqu’il y a sept ou huit ans, où il m’a semblé préférable de faire un film autour de mon expérience au sein d’Act Up. C’était dur, mais aussi positif: avant, nous avions juste encaissé l’épidémie sans être en mesure de penser ni d’agir; Act Up représente le moment où nous avons pris le pouvoir sur nos existences… » Il lui faudra toutefois attendre quelques années encore pour franchir le pas -par crainte notamment de ne pas être fidèle au passé, et de décevoir ses anciens compagnons au sein du collectif, explique-t-il-, encouragé par ses producteurs Hugues Charbonneau et Marie-Ange Luciani: « Ils m’ont convaincu de me jeter à l’eau, de tourner ce film sans quoi je ne le ferais jamais, me disant qu’ensuite, je serais libre de faire ce que je veux, de la SF, un film fantastique… Ils avaient raison: je ne sais pas encore à quoi je vais m’atteler, mais je me sens de plus en plus libre vis-à-vis du cinéma; un processus qui s’est enclenché avec Eastern Boys. Pour Les Revenants, je voulais tout avoir sous contrôle, suivant la méthode d’Hitchcock. Mais je me rends compte aujourd’hui que je ne peux pas fonctionner de la sorte: un film est toujours une expérience. Avec celui-ci, j’ai essayé de passer de scènes très réalistes à d’autres, qui soient plus de l’ordre du fantasme, comme une sorte d’errance. J’aime pouvoir glisser d’un style à l’autre… »

Robin Campillo, à 120 BPM

Matière sensible

Si Robin Campillo a tant hésité avant de se lancer dans 120 BPM, c’est aussi, sans nul doute, en raison de la résonance personnelle et, partant, de la charge émotionnelle de son propos. Ce qu’il ne conteste d’ailleurs nullement, soulignant combien l’écriture fut éprouvante, le tournage lui apparaissant paradoxalement plus léger du fait de sa dimension collective mais aussi technique. Cela, non sans, signe que la matière est toujours sensible, ne pouvoir réprimer des sanglots au détour d’une question. « Il est difficile d’être exposé, a fortiori quand le sujet est tellement personnel. À l’époque, déjà, nous craignions que notre souvenir ne tombe dans l’oubli. Nos amis mouraient, et nous avions peur que ce moment politique tellement important pour nous ne soit oublié. Si j’ai voulu raconter cette histoire, ce n’est pas tant en raison de la situation politique en France, ce serait vain, mais parce que j’éprouvais un manque, je tenais à montrer à quoi ressemble une lutte. Non pas une cause, mais bien la lutte, quand votre corps même est touché, comme lorsque les femmes ont fait campagne pour le droit à l’avortement: l’expérience intime que l’on a d’une chose la conduit à un autre niveau politique. Je ne voulais surtout pas donner de leçons mais montrer pourquoi cela avait fonctionné de la sorte. » Rappel certes toujours bon à prendre, et le film peut aussi résonner comme un appel en creux à la mobilisation pour un combat ayant changé de nature –« il faut donner un souffle nouveau à la prévention. Une approche globale est nécessaire, souligne-t-il à cet égard, le plus important aujourd’hui étant de faire pression sur le lobby pharmaceutique pour que les prix des traitements diminuent… »

Si son film a une (large) base autobiographique, Robin Campillo insiste toutefois sur son caractère fictionnel, ayant réagencé les débats librement au regard de la vérité historique, et s’étant inspiré de multiples protagonistes pour composer ses personnages. « J’ai écrit sur foi de mes souvenirs, qui sont encore très vivaces. Je crains d’ailleurs qu’ils le deviennent un peu moins en raison même du film, je les ai sortis de moi. Je ne puis éprouver de nostalgie pour cette époque, mais j’ai un sentiment ambivalent: il y avait là des gens brillants et drôles, et l’épidémie de sida a été un élément majeur en termes de construction politique. Je n’ai pas essayé de recréer précisément des personnages, mais bien les relations et les tensions qui existaient entre eux. » D’où la dynamique singulière d’une oeuvre qui, célébrant les vertus du groupe et du collectif, s’emploie à restituer des débats dont la vigueur est au diapason de l’engagement des protagonistes. Et si Campillo s’y entend assurément pour filmer les corps dans tous leurs états, c’est le film en lui-même qui ressemble à un corps en mouvement dans ces réunions feignant l’improvisation. « Il ne s’agissait pas de filmer l’Assemblée nationale, mais bien quelque chose de plus léger, sourit-il. Nous avons beaucoup répété, pour obtenir des personnages justes, et qui puissent se connecter les uns aux autres. C’est un groupe, avec des personnalités différentes et contrastées. Nous avons répété pendant trois jours, et j’ai réécrit les personnages en fonction du comportement de chacun, pour les adapter aux acteurs choisis, sans quoi cela aurait été impossible. Après, avec Jeanne Lapoirie, la directrice de la photographie, nous avons tourné avec trois caméras, le plus vite possible, dans la continuité. À chaque prise, nous changions de petites choses pour apporter des améliorations. Nous sommes passés des premières prises où les gens ne sont pas encore tout à fait en place, aux dernières, où tout est beaucoup plus professionnel, et quand on mélange tout cela à l’arrivée, on peut le moduler comme une partition musicale. »

Robin Campillo, à 120 BPM

Du chaos à la fiction

Des films sur le sida, il y en a eu de nombreux autres, documentaires et fictions d’ailleurs. Mais s’il en a vu certains -il cite notamment Silverlake Life de Peter Friedman et Tom Joslin-, Robin Campillo ne s’en est pas directement inspiré pour autant: « Je voulais parler d’autre chose. Ces exemples sont utiles, parce qu’ils vous aident à définir plus clairement ce que vous voulez faire. » Et la réussite de 120 battements par minute tient, outre l’urgence et la fièvre qui en émanent, à son découpage qui double le film politique et militant totalement assumé d’un drame intime puissant. « La structure s’est imposée naturellement parce que l’un et l’autre étaient connectés dans la vie également. Mais tout comme dans Eastern Boys, qui débutait à la Gare du Nord dans un vaste espace où évoluaient des individus, j’apprécie l’idée de montrer le chaos et des visages sans que l’on comprenne vraiment de quoi il retourne, pour en faire jaillir la fiction, l’un ou l’autre protagoniste se dégageant bientôt; on découvre la fiction à travers le regard d’un spectateur se concentrant sur un point. Ce qui me plaît, dans 120 BPM, c’est que l’on y entre comme si l’on arrivait dans l’association. Quelqu’un est là pour nous accueillir et expliquer le système des débats, mais en même temps, lorsqu’on se retrouve au coeur de ceux-ci, on est un peu perdu, parce qu’on ne sait pas de quoi parlent ces personnes. Mon intention était que le spectateur éprouve ce sentiment, et que Nathan soit son double, même s’il n’en a pas tout de suite conscience. Et je voulais que l’élément de hasard intervienne: si cette fille, dans l’école, n’avait pas proféré un commentaire homophobe, les deux garçons ne se seraient jamais embrassés. J’apprécie le fait que leur histoire découle aussi du hasard, ce qui s’est d’ailleurs produit dans les faits, lorsqu’un ami est tombé amoureux d’un autre qui, six mois après était malade, une situation précaire où il faut envisager les choses rapidement, et que je tenais à montrer (…) » Soit la matière mouvante d’un film aux allures de corps vivant, dont le coeur vibrerait à du 120 BPM…

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