Richard Powers: « On devrait traiter les arbres comme des dons »

Richard Powers interroge les excès de l'impact humain. © DAVID LEVENSON/GETTY IMAGES
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans L’Arbre-Monde, dense et bouleversante épopée des cimes, Richard Powers confronte un groupe d’humains à l’impératif urgent de sauvegarder ces arbres dont nous avons encore tant à apprendre.

Richard Powers est un écrivain américain plutôt cérébral. Ses romans, vortex aussi architecturés que sensibles, transcendent le lecteur en lui faisant découvrir la science, l’intelligence artificielle (L’Ombre en fuite) ou le langage musical (Orfeo, le temps où nous chantions) avec des perspectives neuves. Cette fois, ce sont des arcanes végétaux qu’il entrouvre, interrogeant les excès de l’impact humain et nous plaçant à hauteur de déforestation. Neuf femmes et hommes, convaincus qu’il leur faut agir contre la logique productiviste, vont s’allier pour sauvegarder un séquoia ancestral. A travers leur lien intime à certaines espèces, ces écoconscientisés deviennent autant de graines pour que nous considérions la communauté verte (bien plus qu’un décor pour l’activité humaine) avec davantage d’instinct de protection. L’Arbre-Monde, luxuriant et enveloppant, est de ces livres qui bousculent la vie.

Quel a été le déclencheur qui vous a rendu plus lucide au sujet des arbres? Ce roman vous a demandé une véritable immersion…

C’était il y a six ans, quand je résidais en Californie, près de la Silicon Valley. J’ai honte de dire qu’il m’aura fallu être confronté à un séquoia géant. C’est impossible de se tenir en face de quelque chose d’aussi énorme et ancien sans réaliser qu’on était jusque-là inconscient d’une part centrale de la création. Jusqu’à mes 55 ans, j’étais incapable de distinguer un orme d’un chêne. J’ai voulu savoir à quoi ressemblait un écosystème occidental sain. J’ai donc déménagé dans les Great Smoky Mountains, où l’on peut encore observer les vestiges d’une forêt primaire à large échelle.

Comment réagissez-vous face à ceux qui déclarent: « Oh, la communication entre les arbres, c’est un sujet tellement à la mode! »

Cela reflète combien nous sommes devenus blasés si notre enthousiasme face à cette magnificence peut être rejeté comme une marotte. C’est le genre de colonisation opérée par cette époque où tout est devenu un produit. Cela rend impossible notre authentique connexion avec le vivant. On ne devrait pas traiter les arbres comme donnés mais comme des dons. Tant mieux si le sujet bruisse: ça amènera davantage de gens à regarder autrement le monde qui les entoure.

Avant L’Arbre-Monde, on ne vous associait guère au nature writing. On connaissait plutôt votre fascination pour la science, la technologie ou la musique…

Cela peut sembler un changement radical, mais j’y vois aussi une continuité. Dans La Chambre aux échos, un pan de l’intrigue tourne autour de la découverte d’une parenté entre les humains et les oiseaux, du fait que nous ne sommes pas aussi éloignés du reste de la création que nous le pensons. Je luttais déjà contre l’exceptionnalisme humain en tant que thème. Les sciences naturelles jouaient aussi un rôle dans The Gold Bug Variation (NDLR: non traduit à ce jour), à travers un questionnement sur l’unité entre toutes les créations à travers le point de vue génétique. Avec L’Arbre-Monde, quelque chose de singulier s’est passé: une révélation qui m’a fait envisager la relation entre les hommes et le non humain d’une façon complètement différente.

L'Arbre-Monde, par Richard Powers, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Serge Chauvin, éd. du Cherche-Midi, 550 p.
L’Arbre-Monde, par Richard Powers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Serge Chauvin, éd. du Cherche-Midi, 550 p.

Une de vos protagonistes, Patricia Westerford, est une biologiste qui mène des recherches majeures sur le monde végétal mais se retrouve mise au ban de son milieu académique…

Patricia vient de deux courants différents: son expérience du monde, sa confrontation aux autres sont tirées d’une connaissance personnelle de l’esprit humain mais ses découvertes, son ostracisation puis sa rédemption proviennent plutôt de personnalités publiques dans ce champ de recherche. Certains des scientifiques auxquels je me suis intéressé apparaissent également chez Peter Wohlleben (NDLR: ingénieur forestier et auteur à succès de La Vie secrète des arbres). Je pense notamment à Suzanne Simard, une professeure d’écologie forestière dont les recherches sur la communication entre les arbres m’ont été d’une grande inspiration pour donner corps aux chapitres qui se concentrent sur Patricia.

Avec le personnage de Neelay Mehta, concepteur du jeu vidéo Destinée, similaire à Second Life, nous retrouvons votre intérêt pour les mondes virtuels… Etait-ce important pour vous d’en montrer les limites?

Avoir un pouvoir de domination et un contrôle sur le monde semble parler si fortement à certaines parties du désir humain! Mais même ce frisson finit par lasser. Neelay constate bien ce retour de bâton. Lui avait conçu ce voyage à partir d’un engouement sincère pour l’informatique. Je voulais aussi montrer les possibilités ambivalentes de ce nouvel âge dans lequel nous nous aventurons.

Qu’entendez-vous par ambivalentes?

La représentation numérique a aussi changé notre relation au monde physique. Dans le champ de la science de l’environnement surgit enfin l’opportunité de modéliser certains systèmes complexes, maintenant que nous avons la puissance de calcul suffisante. Nous ne savions même pas comment certains de ces systèmes fonctionnent avant de pouvoir répéter les expériences sur de grands ensembles de données, de vastes périodes de temps. Ces mêmes outils qui menacent de nous isoler, de rendre possible cette ultime aliénation du monde physique peuvent interpréter pour nous des processus complexes du vivant que nous serions incapables de voir sans cette extension prosthétique de leurs capacités.

La plupart des personnages du livre sont au départ des « inadaptés sociaux », des êtres souffrant d’isolement, de handicaps d’énonciation… Leur point commun est peut-être leur introversion: était-elle un terrain idéal pour qu’ils soient perméables au message des arbres?

Sans doute que les extravertis sont plus disposés à accepter que nos pensées nous soient grandement transmises par la société. Ils ressentent peu le besoin de s’isoler de ce flux pour trouver un peu d’intériorité. Mes personnages, chez qui ont germé cette conscience des arbres et ce besoin de les protéger de façon jusqu’au-boutiste, ont cela en commun: ils n’ont pas peur de se distinguer de la masse par leurs actions ou convictions, même considérées comme radicales.

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