Critique | Livres

Richard Ford remet en selle son personnage fétiche

Richard Ford © Robert Jordan
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Dans En toute franchise, le prix Pulitzer 1996 ressuscite son alter ego romanesque pour une réflexion pénétrante sur le temps, les préjugés et le don de soi dans une Amérique désenchantée.

On n’espérait plus trop avoir de nouvelles de Frank Bascombe, le double littéraire de Richard Ford, dont les hauts et les bas d’une existence middle class ordinaire secouée par le drame (la perte d’un fils) et les désillusions sentimentales et professionnelles (écrivain raté, il s’était rabattu sur le journalisme sportif avant d’endosser le costume d’agent immobilier) ont nourri l’une des trilogies littéraires américaines angulaires -composée d’Un Week-end dans le Michigan, d’Indépendance et de L’Etat des lieux– de ces 30 dernières années. La publication de Canada il y a deux ans, fresque en deux temps épousant le sort d’un gamin pris dans les rets d’une famille dysfonctionnelle d’abord, d’une fuite en contrée hostile ensuite, tout en brassant les thèmes chers à l’auteur (le couple défaillant, la banalité piétinée) en renouvelait en même temps les fondamentaux (avec un goût plus prononcé pour le tragique et des références aux codes du western crépusculaire), accréditant du même coup encore un peu plus l’idée que le romancier en avait fini avec les états d’âme de son héros. Erreur. Pour cette rentrée, le prix Pulitzer 1996 remet en selle son personnage fétiche, sans doute le meilleur véhicule de ses propres ruminations existentielles.

Raison et sentiments

Richard Ford remet en selle son personnage fétiche
© Éditions de l’Olivier

Car comme l’auteur, Bascombe a pris un coup de vieux. A présent âgé de 68 ans, le jeune retraité coule des jours paisibles avec sa nouvelle femme dans le New Jersey. Entre deux occupations bénévoles (accueillir les GI de retour de mission, faire la lecture à la radio pour les aveugles), histoire de donner le change à la vieillesse, il fait le vide autour de lui, se débarrasse de tout le superflu. « Ces dernières semaines, j’ai entamé un inventaire personnel des mots qui, selon moi, ne devraient plus faire partie de la langue, orale ou autre. Cela avec la conviction que la vie consiste à se délester progressivement pour atteindre à une essence plus solide, plus proche de la perfection (…). Du reste, l’individu vieillissant, moi par exemple, n’a que trop tendance à s’engluer dans les sédiments de la vie. »

Pour autant, Frank n’en a pas fini avec les contrariétés. D’autant que l’ouragan Sandy, qui a frappé durement la côte quelques semaines plus tôt, a bousculé un équilibre fragile, comme un mouvement de terrain qui aurait libéré le gaz toxique enfermé dans le sous-sol. Une métaphore de cette Amérique migraineuse exposée aux vents capricieux d’un monde mouvant et imprévisible. A travers les quatre épisodes semés d’autant de rencontres incongrues et non désirées (avec un ancien client sinistré exigeant des conseils, avec une femme noire inconnue lui confiant ses traumatismes d’enfance, avec son ex-femme qui lui attribue tous ses malheurs, avec un ancien copain à l’article de la mort pressé de lui révéler un secret pour soulager sa conscience), Ford questionne notre rapport au temps, aux autres et surtout à soi, cette petite chose chétive tiraillée entre l’égoïsme tout confort et la compassion parfois encombrante.

Fidèle à son ton caustique, ironique et pessimiste n’épargnant personne, et surtout pas Frank qui se complait dans un entre-deux médiocre, l’écrivain l’est aussi à ce style dépouillé, rêche, sans emphase, qui éclaire les pensées furtives et les contradictions de son émissaire à la seule lueur d’une ampoule nue. L’ombre de Raymond Carver, l’ancien ami et mentor en spéléologie intime, plane toujours sur ce formidable portrait d’un névrosé en prise avec la gravité d’une époque dont « le fond de l’air sent le désastre intégral ».

EN TOUTE FRANCHISE, ROMAN DE RICHARD FORD, ÉDITIONS DE L’OLIVIER, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR JOSÉE KAMOUN, 234 PAGES.

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