Rétrospective Marina Abramovic à Londres: l’art et la mort inextricablement liés
Passée de l’avant-garde au musée, l’œuvre de Marina Abramovic épouse le destin paradoxal du plus subversif des arts visuels: la performance. À Londres, une exposition réactive cette odyssée.
À l’aube des années 60, l’art et la mort se nouent de manière inextricable en Marina Abramovic (Belgrade, 1946). La jeune Serbe entame à peine sa quatorzième année quand deux événements viennent coup sur coup graver le disque dur de son inconscient. Elle raconte le premier d’entre eux dans Traverser les murs, son autobiographie parue en français chez Fayard en 2017. L’adolescente qu’elle est alors, dont la vie est perturbée par les disputes incessantes de ses parents et la tyrannie de sa mère, réclame à son père du matériel de peinture. Dans son quotidien terne, l’art prend des allures d’échappatoire. Vojin Abramovic sollicite aussitôt Filo Filipovic, un ami peintre pour qu’il donne cours à la future performeuse. Devant une Marina médusée, Filipovic découpe un morceau de toile et le pose par terre. L’ancien partisan verse par-dessus de la colle, du sable et des pigments de couleur. Dans le plus grand silence, le maître arrose d’essence l’amas de matériaux, craque une allumette et regarde le tout flamber. “C’est un coucher de soleil”, commente-il avant de s’en aller. Pour la future diplômée des Beaux-arts, la leçon est marquante, qui lui fait comprendre que l’acte de créer importe davantage que le résultat.
Le second fait marquant des 14 ans de Marina Abramovic glace le sang. Un après-midi, elle décide d’inviter un condisciple de classe pour jouer à… la roulette russe. L’environnement familial se prête bien à cet effrayant divertissement: en bons soldats ayant combattu le nazisme, Danica et Vojin Abramovic dorment tous les deux avec un revolver chargé sur la table de nuit. Dans la bibliothèque, celle qui n’est encore qu’une gamine prend l’arme paternelle, enlève toutes les cartouches sauf une et fait tourner le barillet. Le premier à s’y coller est le jeune garçon, qui pose le canon sur sa tempe. La détente pressée n’engendre qu’un petit clic. Idem pour la jeune fille. Pour en avoir le cœur net, Marina appuie à nouveau sur la gâchette, visant cette fois le rayonnage des livres. Boum! La balle se loge tout droit dans la couverture de L’Idiot de Dostoïevski. “Une minute plus tard, j’avais des sueurs froides et je tremblais de tous mes membres”, note l’artiste dans l’opus qui raconte sa vie.
Mise en danger
Dans The Fabelmans, Steven Spielberg a parfaitement illustré le fait que “tout artiste n’est que le prisonnier d’un ou deux traumas éternellement reproductibles dans son œuvre”. De fait, cet entrelacs de pulsions de mort et de vie n’a eu de cesse d’irriguer le travail de Marina Abramovic. Pour s’en convaincre, il faut se rappeler la trame d’une performance proposée en 1970 au Centre de la jeunesse de Belgrade -celle-ci n’a heureusement jamais vu le jour. Le pitch est puisé au cœur même de l’existence de l’intéressée. “Je me présenterais au public dans mes vêtements habituels, puis peu à peu, je me changerais pour enfiler le genre de tenue que ma mère m’achetait constamment: jupe longue, collants épais, chaussures orthopédiques, affreux chemisier à pois. Puis je poserais sur ma tempe un revolver dans le barillet duquel j’aurais glissé une cartouche, et j’appuierais sur la détente”, consignait-elle en quelques lignes. Non sans conclure: “Cette performance a deux fins possibles.”
“Performance”, le mot est lâché. Quand elle s’empare de ce champ artistique, sans avoir conscience que 50 ans plus tard elle en deviendra l’une des représentantes les plus emblématiques, Marina Abramovic s’inscrit dans un mouvement ayant déjà une histoire derrière lui. Ce concept qui naît à la fin des années 50 -avec des artistes comme Allan Kaprow, le père du “happening”, voire John Cage ou George Maciunas- entend remettre en cause la matérialité de l’art et rapprocher la pratique artistique de la vie. Au début des années 60, une poignée d’avant-gardistes, les activistes viennois tels que Günter Brus ou encore Hermann Nitsch -ce dernier inspirera la performance Thomas Lips (The Star) lors de laquelle Abramovic grave une étoile à cinq branches sur son ventre afin de matérialiser, entre autres, le fait que l’Histoire de son pays est inscrite à même sa chair- entaillent le sillon de cet art dématérialisé. Modus operandi? Placer le corps, à travers la scatologie ou l’automutilation utilisées à des fins cathartiques, au centre du propos.
Ce retour sur soi, cette exploration du corps comme lieu ultime de liberté va ouvrir un champ d’expression inouï, qui deviendra un socle vibrant pour toute une série d’artistes souvent poussés à la périphérie des sociétés. Le fil rouge? Une exposition et une mise en danger de soi bien réelle qui parlent directement aux tripes des spectateurs tout en induisant une transformation psychologique à travers le dépassement des peurs et des tabous sociaux -à l’instar d’un Chris Burden qui, en 1971, s’est mis à l’épreuve en s’enfermant pendant cinq jours dans un casier d’université avant de demander quelques mois plus tard à un complice de lui tirer dans le bras gauche à moins de 5 mètres de distance (la célèbre performance Shoot). On pense aussi à Valie Export qui, en 1968, lève le voile sur Tapp und Tastkino, une performance au cours de laquelle elle se promène dans Munich avec une boîte en carton accrochée à son buste. Ce petit cinéma portable s’ouvre pour laisser passer les mains des visiteurs afin qu’ils puissent palper les seins de l’artiste, soit une critique indirecte de la marchandisation du corps de la femme dans l’industrie cinématographique. L’artiste autrichienne marque également les esprits, un an plus tard, avec Action Pants: Genital Panic qui la met en scène assise brandissant une mitraillette au-dessus d’un pantalon coupé pour laisser voir son sexe. Une scénographie qui invite à imposer son identité en créant ses propres lois.
Il y a également Gina Pane, influence marquante pour la performeuse serbe, et son JE présenté à Bruges en 1972. L’action consiste pour l’artiste française à se tenir sur le rebord d’une fenêtre située au deuxième étage d’un édifice. But de cette manœuvre effectuée sous le regard inquiet du public? Suggérer à travers une position intermédiaire, coincée entre l’extérieur et l’intérieur, la possibilité d’un autre lien social reposant sur une meilleure compréhension de l’autre. Autre figure incontournable de ce qu’on a également appelé le “body art”: Michel Journiac et sa Messe pour un corps de 1975. Le Français y entreprend de résoudre la “question” de son homosexualité, une problématique qui lui est imposée par la société, à travers un rituel d’eucharistie prenant la forme d’une hostie faite de boudin cuisiné avec son propre sang.
Coincée quant à elle du côté d’un régime totalitaire du bloc de l’Est, celui de la Yougoslavie de Tito, où le corps se découvre comme le dernier bastion d’un moi forcé à se fondre dans le collectif, Marina Abramovic va pousser très loin les curseurs de la violence faite à soi-même, notamment en remettant son sort entre les mains du public (voir Rhythm 0 ci-dessous). Dès le départ, son projet envisage de transcender la seule dimension de l’engagement politique. Elle revient sur ce credo dans Traverser les murs: “J’en suis venue à penser que l’art devait prédire l’avenir (…). Seules de nombreuses couches de sens peuvent assurer sa longévité -la société puise ainsi dans l’œuvre ce dont elle a besoin au fil du temps.”
Muséalisation
Que reste-t-il aujourd’hui de la radicalité originelle et de l’acuité de l’œuvre de Marina Abramovic? La question se doit d’être posée au moment où cette artiste de 77 ans crée l’événement par le biais d’une exposition aux contours rétrospectifs à la Royal Academy of Arts de Londres. La forme de la proposition interpelle, voire décontenance, dans la mesure où il s’agit essentiellement de documents (photos, vidéos, objets ou installations) et de performances rejouées par des acteurs spécialement formés selon une méthode spécifique mise au point par l’Institut Marina Abramovic (IMA). The Artist is Missing? À l’heure d’écrire ces lignes, nul ne sait si Abramovic va performer ou non, le suspense plane.
Faut-il en déduire qu’il s’agit d’un show entièrement réchauffé? Pas pour Rebecca Bray, curatrice assistante à la Royal Academy, qui, pour avoir assisté aux répétitions, assure “de la puissance, voire de l’aura” de ces performances opérées en direct. Pour en souligner l’intensité, l’intéressée insiste sur l’énorme travail de préparation nécessaire aux équipes du musée “afin de soutenir mentalement et physiquement” les performeurs. Il reste que le visiteur exigeant est en droit de se demander s’il faut jeter Marina Abramovic avec l’eau du bain promotionnel? Julie Bawin, professeure d’Histoire de l’art à l’Université de Liège rappelle l’importance de cette artiste: “Personne ne peut ignorer Marina Abramovic tant elle incarne la radicalité d’un art qui est en soi radical, c’est-à-dire immatériel, éphémère et fondé sur l’instant présent.”
Toutefois, comme le constate celle qui est également commissaire d’exposition, le vent médiatique a tourné pour la plasticienne depuis The Artist Is Present, performance de 2010 au MoMA devenue culte, notamment en raison d’une émouvante séquence de retrouvailles avec Ulay, compagnon et artiste associé à son travail entre 1976 et 1988. “Outre une certaine peopolisation, il lui a surtout été reproché de tourner le dos aux principes mêmes de l’art de la performance”, précise Julie Bawin. La critique porte entre autres sur sa propension au reenactment, cette façon de faire revivre une performance passée qui bafoue le caractère éphémère de l’événement en favorisant sa fétichisation, voire sa marchandisation par le biais des expositions dans les musées. “Très tôt, elle a conservé des traces et des reliques de sa pratique, dont le statut n’est pas celui d’œuvres à part entière, ce qui a permis une historisation de son travail. Elle a donc directement participé au processus d’institutionnalisation de la performance. Cette muséalisation se découvre aujourd’hui comme une quête effrénée des musées. À cette traque frénétique s’ajoute une vision de l’Histoire de l’art telle que la prône Amelia Jones, pour qui ne pas conserver ces reliques reviendrait à occulter la pratique tout entière. À l’opposé, il y a la vision puriste de Peggy Phelan, actuellement marginalisée, qui considère la disparition de la performance comme nécessaire et inéluctable. Pour ma part, je n’arrive pas à trancher, écartelée que je suis entre la nécessité des pièces permettant de penser un phénomène artistique et l’aspect de trahison lié au non-respect des principes fondamentaux de cette pratique”, conclut l’historienne de l’art.
Marina Abramovic, du 23/09 au 01/01, à la Royal Academy of Arts, Londres. www.royalacademy.org.uk
4 x Marina Abramovic
Rhythm 10 (1973)
Plutôt craintive dans la vraie vie, Marina Abramovic oublie toute prudence quand il est question de son œuvre. “Une création complètement cinglée”, note-t-elle à propos de Rhythm 10. Celle-ci s’inspire d’un jeu à boire pratiqué par les paysans slaves. Le principe? Écarter la main sur une table en bois et planter un couteau aiguisé entre les doigts. Chaque fois que l’on se coupe, il faut boire un nouveau verre. “Comme la roulette russe, c’est un jeu de bravoure, de bêtise, de désespoir et de noirceur”, pointe encore l’artiste. Sa variante du jeu fait l’impasse sur la boisson. En lieu et place, elle imagine un dispositif consistant en dix couteaux, un papier blanc posé à même le sol et deux magnétophones pour enregistrer le bruit des pointes et les gémissements de l’artiste. Une expérience dans laquelle elle se présente à la fois comme bourreau et victime d’elle-même.
Rhythm 0 (1974)
Invitée en 1974 par le Morra Arte Studio de Naples, Marina Abramovic imagine les contours d’une performance empreinte de passivité qui va marquer l’Histoire de l’art. Les instructions? “Il y a sur la table 72 objets que l’on peut utiliser sur moi comme on veut.” Les objets? Une rose, une fourchette, un revolver, une balle… Performance? “Je suis l’objet. Durant cette période, j’assume l’entière responsabilité de ce qui peut se passer.” Durée? 6 heures, de 20 heures à 2 heures. Le récit qu’a fait l’artiste de cette performance est effrayant: selon elle, un seul facteur a empêché qu’elle ne soit violée, le fait que les participants soient accompagnés de leurs épouses. Moment de tension extrême lorsqu’un individu a chargé le revolver et l’a pointé sur la nuque de l’artiste. Une bagarre s’en est suivie. “Le public peut vous tuer”, note Marina Abramovic dans son autobiographie.
The Lovers, Great Wall Walk (1988)
La période d’une douzaine d’années durant laquelle Marina Abramovic et l’artiste allemand Ulay -qui fut son compagnon- ont travaillé ensemble a été particulièrement féconde. Comme un écho à Relation in Time (1977) qui les montre dos à dos mais attachés l’un à l’autre, pendant 17 heures, par les cheveux à la faveur d’un nœud inextricable, The Lovers, Great Wall Walk signe la fin de leur cheminement commun. Partis respectivement des extrémités de la Grande Muraille de Chine, l’un du désert de Gobi et l’autre de la mer Jaune, Abramovic et Ulay devaient marcher 1 250 kilomètres pour se rejoindre. Conçu en pleine phase amoureuse, le projet a été retardé en raison de l’obtention des autorisations. Entre-temps, la passion avait disparu. La rencontre planifiée a consisté en une simple accolade… avant que chacun ne poursuive sa route.
The Artist Is Present (2010)
Cette performance qui s’est déroulée pendant trois mois au MoMA a fait exploser la popularité de Marina Abramovic. Tout le monde a en tête ce dispositif théâtral, dont la logique spéculaire rappelle les schèmes à l’œuvre dans les réseaux sociaux, qui a permis à quelque 1 400 personnes de venir s’installer en face de l’artiste pour lui exprimer au choix sa gratitude, son scepticisme, voire son mécontentement (par exemple, d’avoir fait la file pendant plusieurs heures) par expressions faciales interposées. The Artist Is Present fait toutefois débat dans le monde de l’art. Helena Kritis, curatrice en chef du Wiels, estime quant à elle que le propos, pourtant puissant et en phase avec la limpidité des œuvres du début, manque de nuance en raison de l’interférence de personnalités en vue, Jay-Z par exemple, ou encore de la séquence surjouée des retrouvailles avec Ulay.
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