Rétrospective Kinuyo Tanaka à Flagey: ardents portraits de femmes

Mademoiselle Ogin
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Flagey propose une rétrospective des six films réalisés entre 1953 et 1962 par Kinuyo Tanaka, star de l’âge d’or du cinéma nippon passée derrière la caméra pour livrer d’ardents portraits de femmes. Exceptionnel.

C’est longtemps resté l’un des secrets les mieux gardés de l’histoire du cinéma japonais. Star de l’âge d’or des studios, surtout connue pour sa collaboration avec Kenji Mizoguchi, avec qui elle allait aligner des chefs-d’oeuvre tels Miss Oyu ou La Vie d’O’Haru, femme galante, Kinuyo Tanaka devait décider de passer derrière la caméra en 1953, devenant la première femme cinéaste de l’après-guerre au Japon. Et de signer six films qui, de Lettre d’amour, son premier opus, à Mademoiselle Ogin, qui referme sa filmographie en 1962, sont autant d’ardents portraits de femmes; une oeuvre rare dont, bonheur cinéphile incomparable, on peut découvrir l’intégrale restaurée sur grand écran à Flagey (1).

La Nuit des femmes
La Nuit des femmes

Une extravagance, une anomalie

On peut s’étonner que, tandis que son talent d’actrice était salué de toutes parts, l’oeuvre de Tanaka réalisatrice soit passée à côté des radars de la cinéphilie, en ce compris dans son pays. « Je pense que sa célébrité d’actrice a un peu éclipsé le fait qu’elle a réalisé six films, relève Pascal-Alex Vincent, spécialiste du cinéma nippon et auteur du livre Kinuyo Tanaka: réalisatrice de l’âge d’or du cinéma japonais. Kinuyo Tanaka, c’est la star nationale, dont la carrière a commencé avec le muet pour se terminer à la télévision dans les années 70. C’est la seule actrice japonaise à qui un musée entier est consacré (le Kinuyo Tanaka Bunkakan, à Shimonoseki, où elle était née en 1909, NDLR) , le prix d’interprétation féminine au Japon s’appelle le prix Kinuyo Tanaka. Sa popularité en tant qu’actrice était tellement gigantesque qu’on a un peu oublié Tanaka réalisatrice, de la même façon que les gens ne savent pas que Jeanne Moreau a réalisé des films aussi. »

La lune s'est levée
La lune s’est levée

Quand Tanaka, alors au faîte de la gloire, décide de passer à la réalisation, le geste est tout sauf anodin. « Pour moi, la période de la guerre était comme si nous étions tombés dans un trou. Et pour sortir de ce trou, je me suis dit qu’il fallait que les femmes prennent les commandes, à commencer par celles du cinéma » , expliquera-t-elle. Sa décision suscite l’incrédulité des uns, l’hostilité des autres. « Il va y avoir une levée de boucliers invraisemblable de la part de l’industrie du cinéma japonais, poursuit Pascal-Alex Vincent. Qu’une femme passe derrière la caméra, c’est une extravagance, une anomalie. Beaucoup s’y opposent non pas par misogynie, mais simplement parce que cela ne se fait pas, ce n’est pas sérieux. Il y une vraie résistance de l’industrie. Et aussi une façon de se protéger, en ce sens qu’en tant qu’actrice, elle tourne entre cinq et dix films par an, et rapporte beaucoup d’argent. Si elle devient réalisatrice, elle n’en aura plus le temps. Et puis, de toute façon, le cinéma japonais, depuis la création du premier studio en 1912, se conjugue au masculin: ce sont les hommes qui font les films, elle n’a pas à faire ça. » L’un de ses détracteurs les plus virulents ne sera autre que… Mizoguchi, qui décrète, parmi d’autres amabilités: « Tanaka n’a pas suffisamment de cervelle pour être réalisatrice« .

Maternité éternelle
Maternité éternelle

Maîtresses de leur destin

Ses six films lui apportent le plus beau et le plus cinglant des démentis. Tanaka y fait preuve d’une sensibilité toute personnelle et cela, qu’elle signe un mélodrame autour d’un amour perdu (Lettre d’amour, et sa photographie du Japon de l’après-guerre), qu’elle livre le déchirant Maternité éternelle, inspiré de la vie de la poétesse Fumiko Nakajo, ou qu’elle s’attelle, dans un geste féministe militant, à l’impossible réhabilitation d’une jeune prostituée se heurtant à la rigidité de la société japonaise dans La Nuit des femmes. Jusqu’au délicat La lune s’est levée, d’après un scénario d’Ozu, auquel elle veille à imprimer ce même prisme féminin que l’on retrouve dans La Princesse errante, fresque historique au budget conséquent, et Mademoiselle Ogin, mélodrame en costume. « Ce qui caractérise l’oeuvre de Kinuyo Tanaka, c’est une vision très féminine voire féministe de la société japonaise. D’abord, pratiquement tous ses films sont des destins de femmes, mais surtout, sa vision du monde est assez moderne puisqu’il s’agit chaque fois de femmes maîtresses de leur destin, extrêmement volontaires, des femmes qui doivent se battre. Les mêmes histoires racontées par Mizoguchi et interprétées par Tanaka, laisserait l’héroïne, à la fin, soit morte, soit dans le caniveau, ou alors aveugle comme dans L’Intendant Sansho. Le cinéma japonais a adoré raconter des histoires de femmes malheureuses, victimes de la loi des hommes, de la loi de l’argent, de la loi d’une société conçue pour les hommes. Et Tanaka, dans tous ses films, raconte qu’il y a une autre voie possible. Elle va sur un territoire où les hommes n’allaient pas, c’est ce qui fait la solidarité de ses six films. »

Lettre d'amour
Lettre d’amour

Mademoiselle Ogin marquera pourtant la fin de cette aventure, à quoi Pascal-Alex Vincent avance deux raisons: « Le tournage s’est assez mal passé, elle en sort épuisée et n’a pas envie d’y retourner. Et puis, on est en 1962, et c’est le moment où le système des studios va progressivement se déliter. Elle, qui est là depuis 1924, devient ringarde. La nouvelle vague est arrivée entre-temps, les enragés, des cinéastes très politisés débarquent, et Tanaka, comme beaucoup d’autres, n’a plus vraiment sa place. » Soixante ans plus tard, la (re)découverte de ses films en restitue l’éclat mais aussi l’intemporelle modernité…

La Princesse errante
La Princesse errante

(1) Rétrospective Kinuyo Tanaka, à Flagey, Bruxelles, jusqu’au 11/05. www.flagey.be ****(*)

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