Rencontre avec Eric Vuillard, Goncourt 2017

Selon Eric Vuillard, l'entre-deux-guerres est une période où la compromission va bon train. © Patrice Normand/Reporters
François Perrin Journaliste

Le Français Eric Vuillard, qui vient de décrocher le prix Goncourt, dévoile dans L’Ordre du jour quelques moments clés de l’histoire financière et diplomatique des années 1930, afin de tenter de comprendre sinon d’expliquer le grand plongeon vers la Seconde Guerre mondiale. Nouvelle pièce à conviction d’un romancier lancé dans une entreprise de relecture de l’histoire.

L’Ordre du jour est visiblement né de la découverte du fait que l’invasion de l’Autriche par les chars nazis en 1938 a plus ressemblé à un embouteillage géant qu’à un déferlement…

Cette histoire de panne fait vaciller notre connaissance scolaire. Celle-ci est assez largement construite sur le mythe de la guerre-éclair, ce qui permet une conception indulgente de la politique d’apaisement menée par les Anglais. L’embouteillage des chars entrant en Autriche vient mettre un grain de sable dans tout ça. Il signifie que les Allemands n’étaient pas prêts, et que la France et l’Angleterre ne pouvaient pas l’ignorer. Mes livres sont composés d’un matériau hétérogène, c’est de cette manière que l’on pense, que nos opinions se constituent – grâce à une photo, la conclusion d’un livre, une phrase qui nous a marqués… Cet embouteillage de panzers a été un déclic, il a déclenché l’écriture.

Tentez-vous ainsi de mettre à mal la mise en scène officielle des grands événements?

Bien souvent, le discours savant confirme malgré lui le sérieux du monde qu’il étudie; c’est d’ailleurs normal. Prétention à la neutralité oblige, elle se tourne en égards. L’ironie est quant à elle une autre forme de distance, plus littéraire, moins instruite. Elle se tient dans une irrévérence subjective. C’est une autre façon de ne pas être dupe. On reproche souvent au café du commerce de tenir des propos caricaturaux, trop rapides, sur ce que vous appelez « les grands événements », mais il y a peut-être davantage de vérité sur les parlementaires dans les caricatures de Daumier que dans le respect qu’on leur voue. Ainsi, Louis-Philippe ressemble vraiment à une poire, comme dans le célèbre dessin.

Vous vous intéressez à la disparition de peuples, voire à la dépossession par l’histoire officielle de leur propre récit collectif. N’avez-vous pas tenté de contrer cette dernière dans 14 juillet?

14 juillet racontait comment le peuple de Paris, exclu du processus électoral des états généraux, menacé par la répression royale, décidait de s’armer. Il était donc question d’un mouvement émancipateur, de surcroît victorieux. Mes autres livres racontent des épisodes moins heureux. C’est que le monde est comme coupé en deux: d’un côté, on a tout ce qu’il faut pour vivre, une carte d’identité, une carte bancaire, de l’autre, on n’a pas de papiers, pas d’argent. On raconte qu’André Siegfried, le fondateur des sciences politiques, aurait fait jadis le tour du monde avec une simple carte de visite. C’était au temps des colonies et un homme de son statut social n’avait alors pas même besoin de passeport!

L’objectif de L’Ordre du jour n’est-il pas de rappeler, quant à lui, que les catastrophes adviennent quand on s’accommode des multiples coups de canif d’un régime autoritaire sur les libertés?

L’entre-deux-guerres est une période où la compromission va bon train. Les industriels allemands encouragent le nazisme et certains politiciens anglais et français vont mener une politique douteuse. Il est intéressant d’observer comment les gens glissent et chutent.

On note aussi une nette différence entre votre traitement du 14 juillet – avec un rejet très école des Annales de l’hégémonie exclusive d’une histoire des rois -, et celui de L’Ordre du jour, recentré pour le coup sur les seuls responsables politiques ou industriels des années 1930…

Les malheurs sont parfois l’objet d’une du0026#xE9;cision, d’un calcul

La littérature et l’histoire ont connu une évolution parallèle: par une étude des phénomènes profonds, sociologiques, économiques, l’école des Annales nous introduit à une perception sur le long terme de la vie du grand nombre. On échappe à la fois aux grandes dates et aux grands hommes. Avec James Joyce, la littérature fait de même. Ulysse raconte l’existence d’un petit employé de bureau, très loin des grands événements de son temps. Mais au fond, il me semble que c’est l’interminable boucherie de la Première Guerre mondiale qui lança une suspicion décisive. Tout termine par un monument aux morts, et des ribambelles de noms par ordre alphabétique: le héros de la Grande Guerre ne peut être qu’un soldat anonyme. Plus tard, Giono et Céline ont donné sa forme littéraire à l’expérience des tranchées: c’est dans la boue que ça se joue, pas au mess. Mais cette perspective nouvelle nous a laissés doublement orphelins: d’une part, elle semble déposséder le peuple de son rôle actif – le grand nombre ne serait bon qu’à la vie ordinaire ou au carnage; d’autre part, si l’on évacue entièrement les premiers rôles, on perd de vue les responsables. Il me semblait donc important aujourd’hui de traiter à la fois de grandes dates par le prisme de la multitude, c’est-à-dire en rendant justice à cette dernière quant à sa capacité d’agir, et de faire ré-émerger, dans une époque de très grandes inégalités, la figure des responsables; ne pas oublier que les malheurs sont parfois l’objet d’une décision, d’un calcul.

« On voit que l’ingénierie financière sert depuis toujours aux manoeuvres les plus nocives », écrivez-vous. Les 24 industriels allemands que vous décrivez en train de cracher en 1933 au bassinet nazi sont-ils les principaux responsables de la catastrophe?

La corruption est un poste incompressible du budget des affaires. Les grandes entreprises enjambent les guerres, les conflits, où les sociétés se convulsent. En m’en tenant aux prémices de la Seconde Guerre mondiale, en racontant la compromission formidable des milieux d’affaires, puis en passant directement à l’après-guerre, aux poursuites exercées par les rescapés des camps contre les entreprises allemandes, je m’appuie sur le savoir du lecteur, sur cette connaissance que nous avons de la guerre et qui est, quelle que soit sa profondeur, au coeur de notre savoir. La guerre elle-même devient comme le point aveugle du récit, mais il ne peut pas être lu sans que son spectre se diffuse dans tout le livre. Je ne raconte pas la guerre, mais elle est partout présente. Le début et la fin se tiennent ainsi côte à côte, la guerre ne les sépare pas: on a ensemble les compromissions et l’impunité de leurs crimes.

Quoi qu’il arrive, rien ne change?

L’inégalité est au fondement de nos rapports sociaux. Cela vaut pour le passé comme pour notre temps. Quel que soit le moment de l’histoire, l’inégalité est toujours d’actualité.

L’Ordre du jour, par Eric Vuillard, Actes Sud, 150 p. Lire la critique.

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