Trek to Yomi: joue-la comme Kurosawa
Imparfait mais fascinant, Trek to Yomi s’inspire du génie d’Akira Kurosawa pour saluer le versant en noir et blanc de son œuvre. Une immersion audacieuse dans les films de sabres japonais des années 50.
La ferveur suscitée par la spectaculaire démo de The Matrix Awakens il y a six mois prouve que la culture gaming rêve toujours de photoréalisme 3D en couleurs. Dans l’ombre pourtant, le noir et blanc irrigue une poignée d’indés s’inspirant brillamment de ses limitations. Les Danois de Playdead se nourrissaient ainsi de l’expressionnisme du Cabinet du docteur Caligari sur les plateformes vénéneuses de Limbo, il y a dix ans. Minit suivait, en 2018, ces pionniers de la scène indé pour tuer le joueur toutes les minutes, au fil d’un action RPG habile et malin. La même année, Return of the Obra Dinn embarquait à bord d’une passionnante enquête maritime. Confirmant le talent du créateur de Papers, Please, ce dernier était suivi de Genesis Noir, nouveau jalon visuel en matière d’onirisme gaming, qui flottait l’an dernier entre jazz, littérature et création de l’univers. Trek to Yomi complète aujourd’hui cette liste de la plus singulière des manières: en s’attaquant au cinéma d’Akira Kurosawa.
“Cet hommage filmique est d’abord passé par la gestion des mouvements de caméras du jeu. Le développement a débuté par là, se souvient Marcin Kryszpin, game director de Trek to Yomi chez Flying Wild Hog. Trouver le bon plan -à la Kurosawa- pour chaque scène de combat relevait du casse-tête car la bonne visibilité du joueur, de l’adversaire et des katanas en dépend. Nous avons progressé par essai et erreur, en confrontant les meilleurs plans aux plus faiblards.” La nature de ces travaux de recherche -également historiques- tranche avec l’extravagance habituelle de Flying Wild Hog.
Ces dix dernières années, le studio polonais s’est fait un nom en ressuscitant Shadow Warrior via trois épisodes aux airs de trips hallucinés entre Kill Bill et des films asiatiques de série B. Leonard Menchiari, le développeur indé qui a apporté la vision de Trek to Yomi y a clairement agi comme un catalyseur. Remarqué avec l’imparfait Riot: Civil Unrest et le plus récent The Eternal Castle (un platformer narratif en hommage à Another World), le créateur italien a posé sur la table des devs polonais un récit, un prototype de jeu et un style en noir et blanc qui a bouleversé leurs habitudes. “Tous les objets et personnages de Trek to Yomi ont d’abord été créés en couleurs. Nous avons ensuite beaucoup travaillé pour leur donner une existence en noir et blanc, souligne Marcin Kryszpin. Passer de l’un à l’autre donne parfois un résultat trop chargé de détails. Le noir et blanc met en outre en avant des éléments de langages visuels inexistants avec la couleur. Il est enfin beaucoup plus difficile de suggérer au joueur le chemin à prendre dans un jeu en noir et blanc, le level design a donc dû être adapté en conséquence.”
Autant en emporte le vent
Dégainant le katana d’Hiroki, un apprenti samouraï défendant son village d’une sanglante attaque de pillards, Trek to Yomi se vit comme un jeu de combat multipliant des plans-séquences d’une rare maîtrise. Son action en 2,5D se détache ainsi fréquemment de sa vue de profil de base pour, par exemple, permettre une exploration des décors en profondeur. Mais aussi pour glorifier un duel de lames via une contre-plongée. Plus loin, le corps d’un adversaire que l’on vient d’éliminer sur un pont tombe à l’eau pour doucement voguer vers le point de vue du joueur qui observait la scène, de loin, au ras de l’eau.
“Dès que ce long travail sur les caméras a été bouclé, nous avons préparé l’esthétique même du jeu. C’est-à-dire son éclairage et le découpage de l’avant et de l’arrière-plan de chaque scène” , précise Mirek Baran, producteur du jeu . La danse du sabre du gamer prend, de fait, place dans des scènes dont les avant-plans floutés laissent deviner des villageois qui le regardent, des feuilles vacillantes et autres poissons en train de sécher. Mine abandonnée, rizière miroitante… Le jeu fait également preuve d’un vrai sens de la composition. D’un arbre où dansent les flammes au clair de lune au vent poussant les cadavres de malheureux pendus à l’entrée d’une bourgade, la nature habite Trek to Yomi avec un talent fou.
Des Sept Samouraïs à La Forteresse cachée, Akira Kurosawa racontait ses histoires via des mouvements de caméra que Trek to Yomi reproduit donc ici avec un vrai plaisir. Orage, pluie, bourrasques… Le jeu monochrome convoque également la force émotionnelle de la météo, chère au réalisateur. “De nombreuses décisions ont été guidées par notre volonté de plonger le joueur dans l’expérience d’un film de samouraï. Nous avons par exemple supprimé les sauts du joueur car le cinéma japonais n’en propose pas. L’authenticité a changé beaucoup d’éléments dans le jeu. Heureusement, ses passages mystiques nous ont permis de nous lâcher un peu.”
Pile au bon moment
Du peu recommandable Seven Samurai 20XX aux plus doués Nioh et Sekiro, Akira Kurosawa fait fréquemment l’objet d’hommages gaming assumés. En brandissant directement la patine des chambaras (films de sabres japonais des années 50), Trek to Yomi va plus loin que ces derniers. Hélas, son gameplay n’en ressort pas gagnant. La tension précédant les duels que le réalisateur culte affectionnait (notamment sur Sanjuro) s’y efface ainsi derrière une action permanente. Notons que Chambara d’Esteban Fajardo et le plus récent Ghost of Tsushima de Sucker Punch (sur PS4 et PS5) font mieux, sur ce terrain. Auréolé d’un mod en noir et blanc, ce dernier aménageait des combats exigeant d’observer le moindre sourcillement de l’adversaire avant de dégainer sa lame…
Coup de sabre bref, frappe longue, défense, roulade d’esquive… La grammaire ludique de Trek to Yomi se densifie au fil du jeu mais ne créé pas la surprise. L’ensemble tourne toutefois rondement. Les mouvements offensifs du katana d’Hiroki y sont influencés par la direction du stick de la manette tandis que réaliser un contre exige de parer l’attaque adverse pile au bon moment. Offrant une poignée de puzzles anecdotiques et de légères explorations de zones secrètes, Trek to Yomi ne reste pas moins unique et précieux puisqu’il immerge, comme nul autre, le joueur dans la filmographie de Kurosawa.
Trek to Yomi, édité par Devolver et développé par Flying Wild Hog, âge: 18+, disponible sur PC, PlayStation 4 et 5, Xbox One et Xbox Series. ***(*)
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