To play, or not to play? Quand le jeu vidéo s’invite au théâtre…
Le théâtre et le jeu vidéo entament depuis peu une tumultueuse relation et s’influencent mutuellement. Le spectacle Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon? l’illustre avec brio à l’Atelier 210.
Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon? La question résonne comme la réplique d’une sitcom nineties d’AB Productions. Écrit et interprétée par Emmanuel De Candido et Pierre Solot, cette pièce de théâtre aux faux airs de comédie sentimentale dissimule pourtant un visage noir. Guerre propre, meurtres sales (par drones interposés) et lanceur d’alerte s’y décantent ainsi à travers le prisme de la pop culture des années 80 et 90. Et en particulier, du jeu vidéo. Le dialogue de ses deux auteurs brise le quatrième mur et illustre en outre avec talent la porosité grandissante des frontières entre gaming et théâtre, ces dernières années. Un rapprochement stupéfiant. Mais loin d’être contre-nature.
Quelque part entre les conférences gesticulées de Franck Lepage et le C’est pas sorcier de Fred & Jamy, la « pièce » s’évertue à répondre à cette question en creusant la personnalité de Brandon. Sur scène, Emmanuel De Candido et Pierre Solot visent les canards de Duck Hunt avec le Zapper d’une NES sur un téléviseur cathodique et imitent les sauts de l’héroïne d’un Resident Evil période GameCube devant un écran géant. Ils évoquent le scandale inutile de Death Race et la violence cachée des Sims. Non sans humour, le duo suit un jeu de piste. Il creuse aussi avec passion et exactitude la récente histoire du gaming.
Un terrain de jeu de plateau de Warhammer est également filmé en live sur grand écran pour des parallèles cinglants et sanglants entre un drone militaire, un dragon et une sorcière du célèbre jeu de rôle et de figurines, capables de frappes chirurgicales. Parfois rythmé par des solos du piano de Pierre Solot, Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon? reconstitue doucement les pièces d’un puzzle qui n’est pas celui qu’on croit. Le récit offre aussi un souffle bienvenu face à l’opinion du secteur culturel face au jeu vidéo. En Suisse, il y a cinq ans, la pièce Yoko-Ni évoquait ainsi les dangers de l’addiction au gaming. Le tout pour une leçon de morale adressée aux kids à la demande de la Fondation Neuchâtel Addiction…
Acteur et avatar, même combat
Heureusement, le théâtre s’ouvre doucement au jeu vidéo. Les acteurs, écrivains et metteurs en scène aujourd’hui âgés de 30 à 40 ans ont, de fait, grandi aux côtés de Mario, Link et Sonic. Question de génération. Mis en scène par Olivier Boudon au Théâtre de Poche il y a deux ans, Quartier 3, destruction totale de Jennifer Haley suivait un groupe d’ados essayant d’atteindre le dernier niveau d’un jeu infesté de zombies. Créé par l’écrivaine, artiste et comédienne Lian Amaris, The Video Game Monologues fleurissait à la même période, à San Francisco, pour partager, sur les planches, des batailles en ligne légendaires avec le public.
Le thème du jeu vidéo devient un sujet légitime au théâtre. Mais il contamine parfois sa forme. Le collectif lillois Shiko Shiko tremble ainsi entre concert post-punk, gaming et talk-show autour de Teenage Mutant Ninja Turtles: Turtles in Time. De son côté, Yet Another World de la compagnie suisse Extraleben reste à ce jour le projet le plus ambitieux et le plus fascinant entre jeu vidéo et théâtre. Intégrant directement du gameplay de jeu vidéo dans ses ressorts, la pièce jette le mode multijoueurs de Gran Theft Auto IV aux mains du public. Ce dernier se retrouve assis au milieu de seize téléviseurs cathodiques et autant de manettes/consoles disséminées dans la salle (à se partager). Objectif? Suivre la visite guidée d’une narratrice sur scène qui invite les participants à accompagner son avatar pour explorer New York. Entre transhumanisme, happening, virus et monde parallèle à la Matrix, la pièce -uniquement en allemand- redéfinit avec brio l’acte du jeu, de la scène au joypad.
Un acteur sur scène et un joueur aux manettes partagent une immersion mentale comparable dans une oeuvre de fiction, une pièce pour l’un, un jeu pour l’autre. Tout joueur s’implique également dans un univers digital comme un acteur dans une pièce (ou un film). Frustration, doute, sentiment de pleine puissance, émerveillement… Un dialogue intérieur résonne dans la tête de chaque gamer impliqué. Le phénomène des Let’s Play sur YouTube et Twitch expose cette psyché, pour des face caméra où l’on se filme en train de jouer pour partager son expérience avec le monde entier. Récit d’un exil de Syrie vers les Pays-Bas, le très touchant Path Out se hisse en exemple ultime de ce phénomène puisqu’on y voit son créateur Abdullah Karam aligner des sarcasmes souriants sur la culture du pays qu’il a fui.
Si le théâtre et l’idée de jeu d’acteur sont contaminés par le gaming, l’inverse est également vrai. Puppet Pandemonium sautillait entre théâtre de marionnettes et borne d’arcade, l’an dernier à la Game Developers Conference (GDC) de San Francisco. Transformant des têtes de poupées en bouton de joypad, cette improbable installation demandait au gamer de jouer la comédie pour gagner des points. Voiceball de Hella Velvet (un développeur amateur de théâtre) exigeait lui une bonne part d’improvisation scénique. Ce jeu de foot contrôle ainsi la balle de chaque joueur via des vocalise aiguës ou graves à lâcher dans un micro face au public. Et si Jessica avait quitté Brandon pour le laisser jouer?
Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon?, de la Compagnie MAPS, jusqu’au 23/03, à l’Atelier 210, Bruxelles.
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