The Doll Shop, Gris: ceci n’est pas un jeu vidéo
Floutant les frontières entre cinéma d’animation, BD, illustration et jeu vidéo, The Doll Shop et Gris se nourrissent, chacun à leur manière, de talents extérieurs au jeu vidéo. Explications aux côtés de leurs créateurs.
Une nuée de papillons noirs glisse dans le ciel. Leur ballet coordonné se transforme en hirondelle géante. D’un battement d’aile, ce script (1) présenté in game dans la bande-annonce de Gris mettait l’été dernier les gamers KO. Jeu vidéo ou long métrage d’animation? Illustré par Conrad Roset, cet élégant platformer aux mille chorégraphies aériennes tient aujourd’hui ses promesses en brouillant les frontières visuelles entre les deux médias. Ce voyage sous la cape d’une mystérieuse héroïne muette élargit également une famille d’expériences ludiques qui ne ressemblent en rien à du jeu vidéo de consommation courante.
Cuphead rendait il y a deux ans un incroyable hommage au cinéma d’animation des années 30 (Fleischer/Disney). L’an dernier, les cases mobiles de Gorogoa se feuilletaient comme une BD de Winsor McCay (Little Nemo). À n’en pas douter, depuis quelques années, une famille de jeux indés prend l’air. La peinture (Lissitzky’s Revenge, Proun…), l’illustration (Child of Eden) et le cinéma d’animation (Inside) sont également conviés à ce déjeuner sur l’herbe. Ces approches visuelles impressionnistes sont salutaires. Car depuis sa genèse en noir et blanc au M.I.T. (Spacewar, 1962), le jeu vidéo course l’ultraréalisme. Multiplier les pixels, affiner les lois physiques, doper la 3D… Cette reproduction fidèle de la réalité -comparable à du néoclacissisme- perdure sur les derniers épisodes de sagas comme Call of Duty, Hitman ou Red Dead Redemption.
Ex d’Ubisoft qui ont notamment oeuvré sur Assassin’s Creed, Adrian Cuevas et Roger Mendoza ont précisément quitté cet univers de blockbusters sous stéroïdes, pour créer un jeu sans armes ni violence. Il y a trois ans, le duo derrière Gris rencontrait, via des amis communs, dans le Gràcia, quartier barcelonais, l’illustrateur Conrad Roset. Ce dernier s’est fait un nom dans le monde de l’illustration en travaillant notamment un an pour Zara et en réalisant des habillages télévisuels. Ses portraits féminins évanescents s’exposent en outre au MoMA en Virginie et dans des galeries à San Francisco.
Sans arme, ni haine, ni violence
« Conrad a toujours eu une patte onirique et délicate. On a beaucoup joué sur le manque de couleurs pour raconter l’histoire et provoquer des émotions sur Gris. Son art n’aurait pas collé avec un jeu de tir sanglant, souligne Roger Mendoza. On avoue volontiers aimer les jeux d’action chez Nomada, mais quand on y réfléchit, les expériences qui nous ont vraiment marqués en tant que gamers sont des jeux plus introspectifs comme Journey ou Inside . D’où notre approche sans armes et sans mort de l’héroïne. »
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Explorer le ventre d’un rocher géant avançant comme le Château ambulant de Miyazaki. Escalader la statue dantesque d’une déesse anonyme. Nager avec une tortue de mer géante. Fuir un serpent aquatique. Sans barre de vie, ni timing et encore moins de score, Gris perpétue une lignée de jeux hudless (voir encadré) privilégiant l’exploration à la performance acrobatique d’un Mario. L’aventure vue de profil s’ouvre sur la perte de la voix d’une chanteuse aux cheveux bleus. Son monde minéral, aquatique et végétal se drape d’une foule d’animations perpétuelles. L’impression de plonger dans une toile vivante domine.
« C’est la première fois que Conrad Roset illustrait un projet gaming. S’adapter aux limitations techniques de notre jeu lui a demandé une période d’apprentissage. Il fallait par exemple réutiliser certaines ressources visuelles pour pallier les contraintes de mémoire du projet, poursuit Roger Mendoza. De notre côté, nous avons également dû apprendre sa technique et son vocabulaire. Conrad réalisait deux à trois poses importantes du personnage et Adrian Miguel, le responsable de l’animation complétait les animations. Une autre équipe s’occupait également des éclairages. »
Cruelles aquarelles
Membre doué d’une nouvelle scène espagnole (Gods Will Be Watching, les point & click d’Octavi Navarro, Crossing Souls…), Gris complète une liste de jeux indés piochant leur inspiration visuelle en dehors de la sphère gaming. Fascinés par l’âme invisible du Japon qu’ils ont parcouru de long en large, Cécile Brun et Olivier Pichard de l’Atelier Sentô galopent ainsi à cheval entre bande dessinée et jeu vidéo, depuis plusieurs années. The Doll Shop, leur récent point & click, prend toutefois l’exact contre-pied de Gris.
« Souvent, l’emploi de l’aquarelle dans les jeux vidéo vise un message poétique et onirique. Se limiter à cette thématique est regrettable. Les gens sont surpris de voir qu’on a créé des histoires d’horreur à l’aquarelle. Pour nous, il s’agit juste de notre outil de prédilection, précise Cécile Brun. On ne travaille pas avec une tablette, on refuse de jouer avec des textures scannées sous Photoshop, car sur Gris ou Child of Eden , l’impression de numérique saute aux yeux. Les graphismes de nos cinq jeux ont été faits sur papier. Ça va du crayon de couleur au stylo noir en passant par l’aquarelle. »
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Une fillette disparue hante The Doll Shop. Cette fable rouge sang plonge dans un village japonais hivernal. Inversement proportionnelle à la noirceur de son récit, la douceur de ses illustrations est le fruit d’un travail à la main, en trois jours, de 23 étudiants de l’école supérieure d’art ECV de Bordeaux. Cécile Brun et Olivier Pichard ont, de leur côté, codé le jeu et écrit son scénario. En à peine 30 minutes, à force de détails charmants, un Japon rural sublime d’isolement s’y dévoile sous la neige. Leur fable soulève doucement un certain malaise. Le jeu est habité d’une approche BD, ADN du duo.
« On est rentrés de notre année à Niigata au Japon avec une foule de projets BD sous les bras, mais ils ont tous été refusés par les éditeurs. Certains jouaient avec nos attentes et nous faisaient miroiter des choses. Ils nous laissaient sans nouvelles pendant six mois. Ce rapport de force était inacceptable, note Olivier Pichard. Entre-temps, nous avons découvert Machinarium (voir encadré). On s’est dit qu’on pouvait faire la même chose. Des moteurs de jeu simples d’accès comme AGS, qui permet de faire des point & click nous ont poussés vers le jeu vidéo. »
Attention, peinture fraîche
Gris et The Doll Shop plantent leurs fondations graphiques dans des influences extérieures au jeu vidéo pour un résultat qui ne ressemble pas à du gaming. En novembre dernier, 11-11: Memories Retold de Digixart faisait de même en s’associant avec les studios Aardman (Chicken Run, Wallace & Gromit…) pour plonger dans la Première Guerre mondiale. Ressemblant à une succession de toiles impressionnistes en perpétuel mouvement, sa réalisation visuelle 3D n’avait pas de précédent. Yoan Fanise, un ex-Ubisoft (encore!), officiait derrière les manettes.
Le créateur n’en était pas à son premier coup d’éclat visuel puisqu’il avait précédemment chapeauté Soldats inconnus: Mémoires de la Grande Guerre, un jeu d’aventure aux airs de BD. Nourri par des médias extérieurs, le jeu vidéo développe également une foule de courants graphiques majeurs qui lui sont propres. Le rendu dessin animé en 3D du cell shading de Ni no Kuni II, le noir et blanc de Return of the Obra Dinn, le low poly de Donut County, le stop motion du prochain Trüberbrook mériteraient ainsi, à eux seuls, un livre. Ou, qui sait, une BD jouable…
(1) Script: événement se déclenchant en pleine partie lors du passage du joueur sur un point précis d’un niveau. Le script fait évoluer la narration sans scène cinématique.
Gris ***
Édité par Devolver Digital et développé par Nomada Studios, âge: 6+, disponible sur PC et Nintendo Switch.
À n’en pas douter, Gris multiplie les moments de grâce oniriques. Bercé par des violons et des claviers mélancoliques, son gameplay s’emmêle malheureusement les pinceaux. Ses sauts sur des plateformes évanescentes, quêtes d’orbes cachés (pour passer au niveau suivant) et autres mouvements à débloquer (au fil de niveaux) ne suscitent guère l’intérêt. Que l’on se transforme en bloc pour ne pas se faire emporter par des bourrasques ou que l’on se propulse plus haut dans les airs en touchant un nuage de papillons rouges, l’ennui se dresse comme le principal ennemi du jeu. Le constat est d’autant plus regrettable que de vraies bonnes idées pointent: dédoublement de l’héroïne, effets de miroirs et autre gravité inversée n’y sont qu’effleurés. Si bien que la balade, traversée de passages à la difficulté surnaturelle, prend souvent des airs de marche forcée.
Another World (Éric Chahi – 1991)
Pas de barre de vie, de score, ni de texte. La magie « hudless » d’ Another Worlddonnait, pour la première fois, l’impression d’être l’acteur d’un film d’animation. Cette exploration muette d’un monde parallèle créait ainsi un pont sans précédent entre cinéma et jeu vidéo. Un classique.
Journey (ThatGameCompany – 2012)
Héritier direct d’Another World, Journey de Jenova Chen s’explore comme un monde minéral et mystique sublime. Ce platformer évanescent où l’on se déplace en vol plané a influencé pléthore de jeux indés comme Rime. Jamais désert n’avait été aussi beau.
Inside (PlayDead – 2016)
L’esthétique vénéneuse, monochrome et radicale réveille des terreurs infantiles rares dans un décor industriel déglingué et inquiétant. Au-delà de son animation magistrale, ce jeu danois réussit le double exploit de poser de vrais ressorts ludiques entre infiltration et puzzle game.
Chuchel (Amanita Design – 2018)
Rigolant quelque part entre les Shadoks et les Monty Python, Chuchelse joue autant qu’il se regarde. Sa peluche de poils acariâtre se dirige à la souris au fil d’une trentaine de puzzles aux animations hallucinées et frappadingues. Voir aussi Samorost et Machinarium des mêmes créateurs.
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