Sexes, mensonges et jeux vidéo
Grandissant en popularité, les sports électroniques exposent au grand jour le côté obscur et machiste du jeu vidéo. L’eSport pourrait paradoxalement aider à inverser la vapeur. Explications.
« En ligne, je ne dis pas forcément que je suis une fille à mes coéquipiers. Ce serait bizarre de l’annoncer de but en blanc. En cas de défaite, je crains aussi qu’on me dise que je suis mauvaise pour cette raison. Les rares fois où j’ai dit que je n’étais pas un garçon, tout s’est bien passé. Les joueurs sont en général impressionnés. » Joueuse assidue de League of Legends (1), Gabriela « Gabanvi » Antunes résume assez bien la délicate situation des femmes dans l’eSport et le gaming en général. Leur forte présence flirte ainsi avec les 50% aux quatre coins du globe (2). Mais le sexe dit faible n’ose pas s’affirmer comme en témoigne Les Filles aux manettes, excellente Web série récemment diffusée par Arte Creative.
Cette timidité plie sous le machisme ambiant du joystick. Sous-représentation des héroïnes, rôle d’objet sexuel, harcèlement lors de parties en ligne… Toutes les strates du jeu vidéo sont touchées. En 2008, David Heuzé, porte-parole de l’Electronic Sports World Cup (ESWC), nous avouait main sur le coeur qu’il aimerait voir les ligues féminines d’eSport disparaître. À l’époque, la Ligue Counter-Strike Women de l’ESWC en Californie voyait déjà quatorze équipes et quelque 70 joueuses faire crépiter leur AK-47. Mais huit ans plus tard, les tournois unisexes demeurent, notamment sur Counter-Strike et Dead or Alive 4, sans la justification physique des sports traditionnels.
Parfois, le courant s’inverse. Suite à une vague d’indignation sur le Web, Blizzard levait ainsi en 2014 l’interdiction aux filles de participer au tournoi finlandais de Hearthstone. « Les ligues féminines ne sont pas forcément discriminantes« , poursuit l’organisateur de tournois de League of Legends, qui a également travaillé pendant un an à Geek Factory (ex-Botkamp), gaming center majeur de Bruxelles. « Elles créent des équipes unisexes car certaines n’oseraient jamais s’impliquer dans des teams de mecs, elles y seraient moins à l’aise. Cela dit, en équipe, elles se font moins de cadeaux. »
Nouvelles amazones
Loin des sports classiques en termes de chiffre d’affaires, l’eSport brassait 500 millions de dollars en 2015 contre 30 milliards de dollars pour le foot la même année (3). Mais cette discipline récemment reconnue par l’État français explose. La dernière finale du championnat du monde de League of Legends rassemblait 17 000 spectateurs à la Mercedes-Benz Arena de Berlin et 36 millions de fans en ligne. Des noms féminins pros émergent. Marie-Laure « Kayane » Norindr sur SoulCalibur et Street Fighter (4). Maria « Remilia » Creveling sur League of Legends. Geguri sur Overwatch. Et certaines gagnent gros. Totalisant 115 461 euros de gains en 2015, Sasha Hostyn se profile ainsi comme la seule occidentale capable de terrasser les gamers coréens, rois en la matière, sur StarCraft II.
Amplifié par le phénomène du streaming de jeux vidéo sur Twitch, le machisme adolescent et les commentaires brutaux qu’il draine se manifestent souvent lorsqu’un garçon perd contre une fille plus forte que lui. Cette misogynie étudiée sur des parties de Halo 3 plonge ses racines dans l’histoire du gaming même. À l’origine, la représentation de la femme s’y limitait ainsi à celle d’un trophée kidnappé, à récupérer sur des séries cultes comme Double Dragon, Mario ou Adventure Island. Le sociologue français Pierre Bruno comparait d’ailleurs ce phénomène à une version post-moderne des contes populaires. Soit une mise en scène des conflits oedipiens où, via le rapt de la belle, le kidnappeur tente d’interdire au héros toute vie sexuelle et se profile ainsi comme une figure castratrice archétypale.
Succédant avec fracas à une longue lignée d’héroïnes puissantes et sexy (Valis, Lorna, Panorama Cotton…), Lara Croft a heureusement inversé la vapeur et popularisé l’idée d’un personnage central féminin en 1996. À la fois pin-up et femme émancipée, l’héroïne de Tomb Raider (qui a elle-même récemment mûri) a enfanté une nouvelle génération d’héroïnes plus appréciées pour leur charisme que leur taille de bonnet. Ashley d’Another Code: Mémoires Doubles, Alyx de Half-life 2 et Silmeria de Valkyrie Profile 2: Silmeria ont marqué les esprits. Plus récemment, on retiendra les mémorables protagonistes de Mass Effect 3, Remember Me, Life is Strange, Last of Us et Mirror’s Edge Catalyst (voir encadré). Cette caste de fortes personnalités reste malheureusement très minoritaire, soit 10% des héros de blockblusters. Un chiffre au diapason avec le secteur du développement gaming à gros budget qui ne compte que 11% de créatrices de jeux vidéo…
Peuplé de femmes colériques voire hystériques, Mirror’s Edge Catalyst vogue sur une révolte futuriste naïve et aussi adolescente qu’un Hunger Games. La destinée familiale et tragique de Faith, son héroïne, se dope toutefois d’un gameplay précieux. Ce first person shooter oublie ainsi toute arme à feu pour privilégier des phases de plateforme techniques, entre wall run et autres doubles sauts retournés. Il faut trouver son chemin tout en verticalité dans une salle de serveurs, amplifier l’impact de ses coups de pied via diverses techniques de bond. Aux oubliettes l’insupportable facilité des phases de plateforme d’Assassin’s Creed ou d’Uncharted…
FPS/PLATFORMER. ÉDITÉ ET DÉVELOPPÉ PAR ELECTRONIC ARTS, ÂGE: 16+, DISPONIBLE SUR PC, PLAYSTATION 4 ET XBOX ONE. ****
(1) COMBAT EN ARÈNE MULTIJOUEUR (MOBA) FIGURANT PARMI LES TITRES EN LIGNE LES PLUS POPULAIRES.
(2) CHIFFRES PUBLIÉS EN 2012 PAR L’ISFE (INTERACTIVE SOFTWARE FEDERATION OF EUROPE).
(3) CHIFFRES DELOITTE, 2016.
(4) LIRE SON AUTOBIOGRAPHIE: KAYANE: PARCOURS D’UNE E-COMBATTANTE, 404 ÉDITIONS, 270 PAGES.
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