L’intelligence artificielle au service des développeurs de jeux vidéo, et pas l’inverse
D’une puissance inégalée, les applications d’intelligence artificielle ChatGPT et Midjourney dopent la créativité gaming des indés en manque de moyens tout en traînant une odeur de soufre éthique et légale. Explications sur le stand belge, depuis la Game Developers Conference (GDC) de San Francisco.
L’humanité entrerait dans “l’âge de l’intelligence artificielle en 2023”. Lâché le mois dernier par Bill Gates, cette affirmation résume assez bien le bouleversement social, scientifique, économique et culturel catalysé par les prouesses des outils ChatGPT, DALL-E et Midjouney. L’accélération exponentielle de leur puissance contaminait à divers degrés la créativité de la dizaine de studios belges indés ayant fait le déplacement à la Game Developers Conference (GDC) de San Francisco. Par exemple, ChatGPT rédige des lignes de dialogues crédibles pour des NPC (pour non-player character, désigne des personnages contrôlés par l’intelligence artificielle (I.A. du jeu plutôt que par un gamer humain), mais aussi des scénarios entiers et des morceaux de code. Dall-E et Midjourney dessinent, eux, des décors de jeux, des artworks voire des animations. Avec un tel talent que des questions éthiques et légales apparaissent.
“Tout le monde se pose la question de la place que ces I.A. finiront par prendre dans l’industrie du jeu vidéo aujourd’hui. Quelque chose d’important est en train d’arriver. Nous jouons encore avec ces I.A. génératives pour voir de quoi elles sont capables, souligne Bruno Urbain, cofondateur de Fishing Cactus, le plus important des studios gaming wallons. Je vois ChatGPT comme un assistant, un bon stagiaire à qui on peut déléguer des tâches un peu rébarbatives. Il dégrossit notamment des recherches avec beaucoup plus de finesse et d’intelligence que Google.”
Au-delà de leur intellect brut, la grande force de cette nouvelle vague d’I.A. génératives repose sur la convivialité de leur traitement de langage naturel (NLP dans le jargon). Jen-Hsun Huang, le CEO de Nvidia (entreprise californienne conceptrice de cartes et processeurs graphiques), pointait d’ailleurs récemment que ces dernières vivent “un moment iPhone”. En pratique, on s’adresse donc à Dall-E (un peu moins dans le cas de Midjourney) et à ChatGPT comme si on parlait à un proche, dans une fenêtre de chat. D’une “lettre de démission sur un ton ironique” à trois variations de “scénarios post-apocalyptiques, sous le prisme de Black Lives Matter”, le second s’exécute en quelques secondes. En cas de résultat décevant, l’utilisateur peut demander de retravailler certains points précis du texte obtenu, jusqu’à atteindre un ensemble d’une cohérence épatante. On parle alors de la science du prompt…
“Il y a de la magie derrière ces technologies, car elles accélèrent des tâches aussi bien artistiques que techniques ou administratives. Chez nous, si un programmeur a besoin d’un algorithme permettant de lancer une balle avec une variable, il suffit qu’il le demande à ChatGPT, relève Massimo Baglio, le patron de Balio Studio, studio montois qui a notamment adapté Garfield, LesSisters et Titeuf chez Microids. Il peut lui préciser le langage de programmation et ça fonctionne. De son côté, Midjourney débloque des idées visuelles rapidement. Mais il reste pour nous une source d’inspiration parmi d’autres, au même titre que des livres d’art de référence.” Dall-E et ChatGPT, les agents conversationnels d’OpenAI (notamment financé par Elon Musk), sont désormais utilisés au quotidien par la plupart des huit studios de création gaming présents, le mois dernier, sur le stand belge de la GDC à San Francisco. Soutenus par l’Agence Wallonne à l’Exportation, les nouveaux jeux que Maracas Studio et Wild Bishop présentaient sur place (lire l’encadré) en font un usage relativement restreint, à l’image de Fishing Cactus et Balio Studio. Consensus? Ces I.A. next gen assistent surtout les créateurs qui peuvent se concentrer sur des tâches essentielles. Mais d’autres développeurs poussent le curseur plus loin.
Sorcellerie à usage limité?
En décembre dernier, High on Life (de Justin Roiland, cocréateur de la série animée Rick & Morty) utilisait par exemple Midjourney pour créer ses doublages finaux, mais aussi pour dessiner des visuels mineurs comme des posters de films fictifs dans ses décors. Des studios comme Ninja Theory (Hellblade) ou Neon Giant (The Ascent) ont également avoué utiliser ce dernier pour leurs doublages. “ChatGPT et Midjourney nous permettent de faire des choses impossibles autrement. Ce dernier a ainsi dessiné de nombreux petits éléments de nos décors, mais aussi une quinzaine de peintures de fantasy plus imposantes, détaille Karel Crombecq, cocréateur anversois de Dungeon Alchemist, un générateur de cartes de donjons (au succès inattendu) pour jeux de rôle. On n’aurait tout simplement pas pu se les payer via un artiste car elles nous auraient coûté 1 500 euros pièce. Mais pour avoir des motifs de carpettes slaves crédibles, nous continuons toutefois à travailler avec un artiste ukrainien spécialisé dans ce domaine.”
Couteau suisse épatant de la création gaming, la version 4 de ChatGPT a augmenté, en quatre mois à peine, la précision de ses réponses en moyenne de 15 à 20% dans tous ses domaines de prédilection. Technologie, écriture, Histoire, maths, business, sciences… La super I.A. ne sait pas encore développer de jeu complexe et cohérent de A à Z, mais elle peut programmer Pong et Snake. L’agent conversationnel se glisse également dans Unity (un moteur de jeu vidéo de référence) pour des projets un peu plus élaborés comme Flappy Bird. À condition de savoir comment lui parler. Appuyer sur un bouton sans devoir coder, pour voir un jeu pro sortir de ces I.A. n’est donc pas encore à l’ordre du jour. Mais pour combien de temps?
“Lorsqu’on bloque sur une idée, ChatGPT peut faire office de coup de pouce créatif. Après la sortie de Dungeon Alchemist, nous voulions créer un journal fictif mettant en avant les créations de notre communauté de gamers sans arriver à lui donner un nom. ChatGPT nous en a proposé plusieurs, poursuit Karel Crombecq. On a finalement retenu « Cartographer Chronicles » pour ensuite le changer en « Cartomancer Chronicles ». Le plus fou dans tout ça est que cette même I.A. a permis de créer tout le back end web de ce journal fictif où nos créateurs publient désormais des articles et des photos, le plus simplement du monde. En suivant quinze étapes qu’il m’a suggérées, ça m’a pris une heure, contre deux jours normalement.”
I.A. et jeux vidéo: à la vie, à la mort
Du comportement primitif des fantômes de Pac-Man à la vague récente de jeux procéduraux (No Man’s Sky, Minecraft…), le jeu vidéo exploite depuis 40 ans des intelligences artificielles comme nul autre médium. Cette culture qui se perpétue sur les I.A. conversationnelles n’a pas échappé à Unity, Adobe et Nvidia. Ces trois acteurs tech largement impliqués dans la création gaming y sont allés chacun de leurs annonces en termes d’I.A. conviviale et puissante, comme la possibilité de générer des visuels, depuis du texte. Mais cette marée ne s’arrête pas au développement en soi.
S’adresser à une I.A. contamine ainsi l’idée de gameplay. La plateforme Roblox annonçait en effet à la GDC que ses joueurs pourraient désormais “parler” au jeu pour lui demander, par exemple, de créer une voiture en peau de lézard. Entre-temps, Yandere AI Girlfriend Simulator intégrait directement ChatGPT pour permettre au joueur de s’adresser naturellement à sa jeune psychopathe (qui le tient captif dans une escape room délirante).
“Sur Yandere au moins, on est mis au courant dès le départ que ChatGPT a été utilisé. C’est une bonne chose. Mais il ne faut pas se leurrer, dans des grosses productions à la Cyberpunk 2077, on arrivera à un point où les NPC lâchent des dialogues d’I.A. sans que le joueur le sache”, relève Ibe Denaux, venu présenter Verses of Enchantment à San Francisco. Ce jeu de cartes lyrique baigne dans l’intelligence artificielle générative puisque son algorithme a créé 180 000 poèmes fictifs. Passion, ego, obscurité… Cinq thèmes dominent cette vertigineuse collection de textes romantiques générés par des combinaisons de trois cartes (parmi 100 disponibles) que le joueur tient en main. Des mots-clés à consonance négative (mort, haine, guerre…) endommagent l’adversaire tandis que des écrits plus positifs y soignent le joueur. “La technologie open source qui a enfanté ChatGPT a été le point de départ de mon jeu il y a quelques années, confie Ibe Denaux. J’enseignais alors l’intelligence artificielle à Gand et j’avais créé un prototype d’I.A. poétesse capable d’écrire des vers dans le style d’anciens auteurs anglais comme Shakespeare ou Samuel Butler. Aujourd’hui, Verses of Enchantment s’inscrit dans la continuité de ce travail. Pour faire court, j’ai entraîné une I.A. à apprécier la poésie d’Homère à Shakespeare, le tout pour qu’elle écrive elle-même des vers dans ce jeu et que son gameplay l’exploite. J’ai au final nourri mon I.A. de 2 000 auteurs de ces deux derniers millénaires. Ça démarre avec la mythologie grecque, avec un focus sur les plumes classiques anglaises du XVIe au XVIIIe siècle.”
Pour éviter tout problème de copyright, Ibe Denaux a créé sa base de données à l’aide du projet Gutenberg, une bibliothèque en ligne qui rassemble de la littérature libre de droit. Cette dernière est mille fois plus petite que celle d’OpenAI, sans assurance de son contenu. Le tout, pour un meilleur karma. Car une odeur de soufre éthique et légale plane sur les databases des I.A. génératives. La base de la tech de ChatGPT est ainsi “outsourcée” dans des pays africains embauchant à bas coûts des modérateurs regardant des images sanglantes, littéralement traumatisantes. Si ChatGPT détaille volontiers une liste de ses sources d’information (institutions, milieu académique, Wikipédia, presse écrite de qualité, forums spécialisés et pondérés…), impossible d’avoir les références précises sur chacune des infos dans un texte. Au-delà de ces problèmes éthiques, plusieurs peintres et illustrateurs ont retrouvé leur patte graphique sur les “œuvres” de plusieurs I.A. qui s’étaient entraînées sur leur travaux. Des procès dont une class action sont d’ailleurs en cours aux États-Unis.
“C’est paradoxal, mais je suis sceptique et pessimiste quant au futur de ces I.A. génératives. On va dans une mauvaise direction car l’abus par des personnes mal intentionnées est très facile, conclut Ibe Denaux. Je pense notamment à de la propagande via des articles de presse non identifiés comme écrits par une I.A. Il est dangereux que cette technologie évolue aussi vite dans les mains d’autant de personnes.” Impossible dès lors de ne pas repenser à Théâtre d’opéra spatial. Créée l’an dernier avec Midjourney, cette peinture avait remporté le premier prix de la Colorado State Fair Fine Arts Competition en cachant sa vraie nature. Le prologue parfait de l’âge de l’intelligence artificielle.
Coups d’éclat wallons
Face à la qualité et à la quantité gaming du nord du pays (Midnight Protocol, You Suck at Parking…), les coups de cœurs wallons sont rares. deux d’entre eux testés à la GDC comblent ce manque.
Magical Train: un train carolo nommé désir
Oscillant entre de la voltige aérienne ferroviaire et Animal Crossing, Magical Train, du studio carolorégien Maracas, peut compter sur l’excellent karma de son lore, de son gameplay et de sa team. On y pilote une loco très steampunk/Disney, à la fois terrestre, aérienne et aquatique, tout en veillant au niveau de bonheur de ses passagers. Manette en mains, on slalome entre des moutons, par exemple, pour contenter un voyageur. Le chic de Magical Train ne s’arrête pas là: au-delà de son pilotage notamment utile pour récolter des ressources alimentant le menu de son wagon-restaurant, le jeu à la patte très Ghibli permet aussi d’explorer son convoi et de le personnaliser à la manière d’Animal Crossing. La démo que nous avons pu essayer en exclusivité à la GDC de San Francisco offrait un bel état d’avancement mais la team reste à la recherche d’un éditeur pour quitter le quai. Notons qu’après une dizaine d’années chez Fishing Cactus, Sophie Schiaratura, David Bailly et Fabrice Daniel ont cofondé ce projet seuls.
Judgeball: l’attaque des boulets liégeois
Pas facile de se faire une place sous le soleil des jeux compétitifs eSport. Inspiré du légendaire Speedball 2: Brutal Deluxe des Bitmap Brothers, Judgeball: Lethal Arena gonflait ses muscles sur le stand belge de la dernière GDC de San Francisco. Modélisation 3D, textures, éclairages, effets spéciaux… Depuis sa précédente démo, ce cousin turbulent de Rocket League s’est offert un sérieux ravalement de façade le hissant parmi les meilleures nouveautés belges sur place. En accès anticipé sur Steam dès ce 21 avril, le titre des deux frères liégeois de Wild Bishop, David et Brice Mattivi, offre une prise en main nerveuse et jubilatoire. On y marque des buts à la main grâce à des tacles brutaux mais aussi des techniques finaudes de brossage de balle. Se pratiquant à trois joueurs contre trois dans des arènes techno-mystiques, Judgeball s’enrichit désormais d’un tutoriel, d’un chat textuel et d’un système de quêtes. La sortie définitive approche, d’autant plus qu’il a déjà été rodé lors de tournois tests, notamment au salon Made in Asia et à la Game 23.
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