Le jeu vidéo a-t-il peur du Noir?
Contradictoire et sans précédent, le soutien de l’industrie du gaming à Black Lives Matter remet en lumière la sous-représentation de la communauté noire dans le jeu vidéo. L’archétype du héros reste l’homme blanc et hétérosexuel, comme le joueur. Même si certains tentent de faire bouger les lignes…
» Quelle est votre définition du bonheur dans une société capitaliste ? » Posée en 2012 aux créateurs de la nouvelle version de SimCity – un jeu de simulation lancé en 1989 permettant de créer la ville de ses rêves -, cette question se soldait par un cinglant » no comment « . Voici trois ans, une autre de nos questions avait également jeté un froid chez Activision Blizzard, développeur et éditeur du célèbre jeu de cartes en ligne Hearthstone, lorsque nous avions osé demander à son champion ukrainien Eugen Shumilin si la guerre en Ukraine avait eu des répercussions sur son entraînement et son jeu esport. Ces réactions illustrent à quel point l’industrie du jeu vidéo grand public, celle des grands studios de création, s’est toujours gardée de prendre position sur des sujets sociétaux. La mort par étouffement de l’Afro- Américain George Floyd, à Minneapolis, le 25 mai dernier lors d’une violente interpellation policière, semble toutefois faire bouger les lignes… Contrairement à l’assassinat de Michael Brown par l’officier de police Darren Wilson il y a sept ans.
En 2017, 1 % des développeurs de jeux vidéo était issu de la communauté noire.
Regain subit de conscience ? La plupart des éditeurs et des consoliers comme Sony, Microsoft et Nintendo ont en effet publiquement soutenu le mouvement Black Lives Matter (BLM) et condamné le racisme en soulignant un besoin d’inclusion dans le jeu vidéo. Pour ne pas faire d’ombre médiatique aux manifestations BLM, Sony a ainsi reporté l’annonce de la sortie de sa PlayStation 5 tandis que Grand Theft Auto: Online suspendait pendant deux heures ses guerres de rue en ligne. Du jamais-vu.
Louables, ces décisions de multinationales n’ont pourtant pas drainé d’actes éditoriaux fermes. Ubisoft, Electronic Arts, Niantic ( Pokémon GO) et Zynga ( Candy Crush) ont toutefois mis la main au portefeuille, cette dernière promettant un don de 25 millions de dollars pour aider des associations promouvant la diversité dans l’éducation.
Business schizophrène
» Cette vague de soutiens me gêne un peu, avoue Mickaël Newton, président de Loisirs numériques, une association française connue pour avoir co-organisé plusieurs événements gaming caritatifs. J’ai l’impression qu’il s’agit de suivisme car leurs prises de parole sont arrivées après celles d’autres industries technologiques et culturelles. De plus, ces éditeurs soutiennent haut et fort BLM sans en être des ambassadeurs, ils ne comptent quasiment pas de Noirs dans leurs équipes… » Et le coinstigateur d’une récente Bourse du jeu vidéo (favorisant, en France, l’accès des étudiants aux revenus modestes aux écoles de jeux vidéo) de préciser : » Leur message général soutient la diversité et condamne le racisme, sans évoquer les violences policières, dans la plupart des cas. Il faut dire que de nombreux jeux multiplient les récits militaires et policiers abusant de la violence pour résoudre des conflits. Le statement du Black Lives Matter se retrouve du coup en décalage complet avec la réalité du contenu de la partie la plus visible de l’industrie du jeu vidéo. »
Cette dissonance se cristallise autour d’Activision Blizzard. L’éditeur américain, détenu à 5 % par le mastodonte tech chinois Tencent, scandait Black Lives Matter sur Twitter alors que l’an dernier il sanctionnait lourdement la carrière sportive de Ng Wai Chung (et de trois autres joueurs sympathisants) sur Hearthstone à cause d’une déclaration publique de soutien aux manifestants prodémocratie de Hong Kong et aux répressions violentes qu’ils enduraient.
En 2018, l’industrie du jeu vidéo enregistrait 131 milliards de dollars de profits. Malgré ce chiffre faramineux, le secteur – qui adore rappeler au monde entier son importance culturelle – souffre d’un gigantesque problème de non-inclusion. En 2017, 1 % seulement de ses développeurs était issu de la communauté noire, selon l’International Game Developers Association (IGDA). Un tableau navrant tant le jeu vidéo tourne comme une extraordinaire machine à empathie, capable de faire ressentir au joueur ce que vivent des civils en temps de siège sur This War of Mine, par exemple. Ce manque de diversité culturelle tarit aussi la récente mue spectaculaire de ses pratiques à des fins de formation, d’engagement politique, de scénographie muséale et de sport compétitif de haut niveau.
La peur de se tromper ?
» J’organise de nombreux événements autour du jeu vidéo, poursuit Mickaël Newton. C’est triste, mais je me suis habitué à être le seul Noir de la salle. Le seul moment où je le vois, c’est quand on me le fait remarquer sur le ton de la gentille blague, ou quand je m’arrête et que j’ai le temps d’y réfléchir. » Le vétéran du jeu vidéo d’origine antillaise, qui occupe également depuis sept ans un poste éditorial chez Ubisoft, poursuit : » Cela fait un moment que j’évolue dans l’industrie. Mon petit réseau ne me le fait pas ressentir, mais le prix d’entrée dans l’industrie du jeu vidéo est très élevé pour les personnes issues de la diversité. »
D’aucuns jugent le soutien de la sphère du gaming au Black Lives Matter opportuniste, maladroit, paradoxal ou insuffisant. Mais il a le mérite d’ouvrir le débat. Et de profiter à des initiatives comme POC (People of Color) in Play, cabinet de conseil américain aiguillant l’industrie en matière d’inclusion raciale. Promulguant la diversité dans le jeu vidéo, des associations comme Fearless Futures, Raise the Game, Inclusive Boards et Hustle Crew oeuvrent également pour une inclusion plus large. Un travail titanesque : l’archétype du héros de jeu vidéo reste surtout un homme blanc et hétérosexuel.
» Indépendamment de leur origine ou de leur sexe, de nombreux développeurs préfèrent explorer des univers avec lesquels ils ont grandi. Au-delà de ce tropisme, il y a aussi la peur de se tromper et de se faire lyncher sur les réseaux sociaux, relève Mickaël Newton. Un studio français s’est récemment attiré les foudres de plusieurs communautés Web car les lèvres de son héros noir étaient trop grosses. Parfois, cela va plus loin. Chuchel, une petite boule noire cartoonesque dessinée par Amanita Design a fait l’objet d’accusations de black facing. Le studio indépendant l’a alors recolorisée en orange. Sans juger le fond de cette affaire, je constate que cela n’encourage pas l’inclusion de la communauté noire. »
Les jeux vidéo mettant en avant des cultures de peuples colonisés demeurent rares.
Difficile devoir de mémoire
A côté des grands studios plutôt frileux, on se réjouit de l’essor récent et spectaculaire du gaming indépendant engagé. Avec des jeux comme This War of Mine, Killbox, Path Out, Paper Please ou les productions du collectif italien Molleindustria qui traitent, entre autres, des guerres et des crises migratoires actuelles. La violence du racisme est aussi dénoncée sous l’angle satirique dans d’autres jeux indés comme Hair Nah ou Treachery in Beatdown City. Ce paysage alternatif, ludique et conscient qui a également soutenu la cause BLM percole doucement chez des gros éditeurs ( Death Stranding et Last of Us Part II chez Sony ou encore Life is Strange 2 chez Square Enix). Mais des indés aux blockbusters, les récits de jeux traitant de l’esclavagisme, de la ségrégation et de la décolonisation restent très marginaux.
Un article de William Audureau paru récemment dans Le Monde confirmait que les jeux mettant en avant des cultures de peuples colonisés demeurent rares. On citera néanmoins Dandara et Aurion : Legacy of the Kori-Odan. De son côté, un dossier du site Web Rock Paper Shotgun concluait que le sujet de l’esclavagisme s’effaçait sur certaines simulations de stratégie historiques. Les communautés afro-américaine et afro-européenne ne verront donc pas de sitôt leurs histoires détaillées en pixels. Un constat interpellant à l’heure où, en Belgique, certains se sont mis en tête de déboulonner des statues du roi Léopold II.
» En une décennie, le festival A Maze de Berlin (NDLR : référence mondiale en matière de rassemblement de gaming indé) est devenu beaucoup plus diversifié et les thèmes des jeux qui y entraient en lice ont suivi le mouvement, se réjouit Thorsten Wiedemann, son fondateur et directeur. Des questions sociales, politiques ou d’orientation sexuelle s’y sont glissées naturellement. Mais les thèmes de la décolonisation et du racisme restent hélas marginaux, y compris dès l’inscription. » S’il précise ne pas oeuvrer sur une inclusion noire mais bien sur une diversité généralisée, son travail de curation qui couvre des expos, conférences et workshops l’a conduit en Afrique ces dix dernières années. A Maze a ainsi organisé plusieurs spin off à Johannesburg de 2012 à 2017. En proposant notamment des ateliers de création de jeu vidéo à des enfants de centres communautaires, dans les townships d’Alexandra et Soweto. » En Afrique du Sud, les choses évoluent, constate-t-il. La Wits University compte un cursus de game design qui est passé en quelques années de 50 à 120 élèves, en assurant une parité raciale plus équilibrée qu’avant. Black Lives Matter est essentiel mais il ne faut pas oublier que des choses positives arrivent aussi. »
Ainsi, Thorsten Wiedemann a également co-organisé l’an dernier le concours Enter Africa, avec le Goethe-Institut. Celui-ci réunissait des équipes composées d’urbanistes, d’architectes, de développeurs et d’artistes de quinze villes africaines (Addis-Abeba en Ethiopie, Kigali au Rwanda…) appelés à créer des jeux géolocalisés pour téléphones mobiles et un jeu de société en libre accès afin de dessiner le futur de leur cité. Ces productions illustrent une Afrique qui » recèle une vraie culture en matière de jeux de société. C’est une manne à ne pas négliger, il y a des ponts possibles avec les jeux vidéo, estime Thorsten Wiedemann. Mais les parents, tout particulièrement dans les pays en voie de développement, veulent que leurs enfants fassent des études de médecine ou de droit, pas du jeu vidéo. A nous de leur expliquer. »
Staff Benda Bilili (groupe de musique composé essentiellement de handicapés), Konono N°1 (dont les micros sont fabriqués à partir d’alternateurs de voitures), Kokoko (qui joue avec des instruments conçus avec des objets recyclés)… Depuis plus de dix ans, une ville comme Kinshasa exporte des groupes cultivant l’art de la débrouille et de la bricole musicale avec passion et optimisme. A quand un mouvement similaire dans le jeu vidéo ?
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