Neohabitat: quand l’ancêtre des metaverses renaît
Soutenu par George Lucas en 1986, Habitat préfigurait les réseaux sociaux et les jeux en ligne de 2022. Sa miraculeuse réédition éclaire la récente hype des metaverses et des NFT tout en questionnant l’inextricable préservation des MMORPG. L’autre côté du miroir.
“Break on through to the other side!” , martèle Jim Morrison sur le trailer vantant les mérites d’Otherside, l’imminent metaverse dérivé des célèbres NFT du Bored Ape Yacht Club de Yuga Labs. Si le hit des Doors prône la révolte et le chaos, ce monde parallèle en devenir est d’abord obsédé par l’argent et la spéculation. Dénué de toute interaction sociale novatrice et encore moins de gameplay singulier, Otherside a surtout fait parler de lui pour ses préventes records de terrains qui se sont envolées à 320 millions de dollars, le 30 avril dernier (voir encadré). Contre toute attente, cet eldorado -ou ce cauchemar selon les points de vue- plonge ses racines en 1986, dans Habitat. Épaulé par George Lucas himself, ce jeu en ligne visionnaire préfigurait également World of Warcraft, Fortnite et le plus récent Horizon Worlds de Meta. Ce proto-réseau social qui a écrit les fondements des MMORPG (jeux de rôle en ligne massivement multijoueur) et des metaverses fait aujourd’hui l’objet de la réédition la plus folle de l’Histoire du jeu vidéo avec Neohabitat. Une résurrection démesurée, à l’image de son héritage.
Le trésor oublié de Lucasfilm
Se marier, écrire un livre, partir à l’aventure, aller au théâtre, participer à des conférences, fonder une entreprise, créer une religion… Habitat brandissait tout un monde virtuel, du jamais-vu en 1986. Lucasfilm Games (Maniac Mansion, Monkey Island, Star Wars:TIE Fighter…), son studio, avançait à l’époque parmi de nombreuses initiatives R&D de Lucasfilm, dont un projet qui enfantera Pixar. “George Lucas était convaincu que les ordinateurs allaient bouleverser le cinéma, notamment via des rendus 3D, des images de synthèse et les réseaux, souligne Alex Handy, chef d’orchestre derrière l’improbable réédition d’Habitat et directeur bénévole du Museum of Art and Digital Entertainment (MADE) d’Oakland, Californie. Lucasfilm Games (futur Lucas Arts, NDLR) avait donc pour seul objectif d’innover par la technologie.Chip Morningstar et Randy Farmer faisaient partie des nerds qui y ont été engagés aux côtés de noms désormais plus connus comme Tim Schafer ou Ron Gilbert (les pères respectifs de point & click culte comme Maniac Mansion et Day of the Tentacle, NDLR). Ce dernier est d’ailleurs crédité dans Habitat car son moteur de jeu visuel pour Maniac Mansion y a été réutilisé. Bien avant Zoom, George Lucas a d’ailleurs organisé un meeting dans Habitat pour démontrer son potentiel communicant.”
Réunis par modem interposé sur Commodore 64, les 15.000 utilisateurs d’Habitat soulevaient à la fin des 80’s une foule de débats qui obsèdent encore aujourd’hui les réseaux sociaux, les jeux en ligne et les metaverses. Randy Farmer et Chip Morningstar, ses cocréateurs, se sont ainsi rapidement posé la question de gamifier cet espace social, exactement comme l’a fait Facebook ces quinze dernières années. Avant la sortie du jeu, Morningstar précisait également en interview que son monde “devrait sans cesse se renouveler pour rester intéressant”, anticipant ainsi les saisons gorgées de nouveautés d’un Battle Royale comme Fortnite. Habitat introduisait également le concept inédit d’avatar, en proposant au joueur d’y customiser l’apparence de son personnage. Reposant sur une économie virtuelle alors jamais vue, l’expérience drainait des pointes de 200 à 500 utilisateurs connectés simultanément, huit ans avant l’apparition du premier navigateur web.
Fraudes et harcèlements
Connu comme un des architectes de l’hypertexte du Web, Chip Morningstar partait du constat que le cinéma, la télévision, les jeux vidéo et les technologies interactives convergeaient alors vers la même voie. Leur proto-point & click qui recyclait l’idée de jeu d’aventure graphique en expérience sociale connectée a suscité de nombreux articles universitaires. “Il existe une énorme masse de littérature au sujet d’Habitat, dix fois plus volumineuse que son importance à l’époque chez les gamers, poursuit Alex Handy. Ce jeu est une bible, notamment dans le business des MMORPG. Cette industrie qui draine des milliards de dollars dans le monde entier repose largement sur ses fondements, notamment économiques. Habitat avait une économie de base et donnait alors d’entrée de jeu beaucoup d’argent et une maison à tous ses utilisateurs.”
Si Habitat était livré avec un Official Avatar Handbook pointant les attitudes socialement acceptables ou pas, le jeu a fait l’objet d’abus. Un bug permettait ainsi d’accumuler des quantités astronomiques de jetons, utilisés pour acheter des objets in game. Certains utilisateurs ont en outre acquis des armes à feu pour tuer des quidams, croisés au hasard des milliers de tableaux du jeu. Bien avant toute idée de cyberharcèlement, Habitat posait donc déjà des questions éthiques. “Techniquement, Habitat était surdéveloppé, il reposait sur une technologie qui n’était pas censée fonctionner. L’aspect humain a été son plus grand perturbateur. Donner au joueur le pouvoir de créer le monde et la culture qui s’y attache demande à un MMORPG d’être ouvert, note Alex Handy. Mais vous ne pouvez faire confiance à personne, il faut construire des systèmes les limitant. Les joueurs vont toujours finir par casser des choses, emmerder les gens, ils ne seront pas sincères… La confiance ne marche pas dans des MMO.”
Célébré dans les allées du Computerspielemuseum de Berlin, Habitat a également drainé une belle et improbable histoire humaine pour sa ressortie en ligne, inespérée et providentielle. Techniquement, ressusciter un MMORPG mort et enterré reste en effet considéré comme une tâche impossible. Car contrairement à un jeu offline classique d’une console 8 ou 16 bits, la démarche exige notamment de ranimer le hardware et le software de son serveur d’époque. Par chance, la Game Developers Conference de San Francisco (pour laquelle Alex Handy travaillait) organisait une rétrospective sur Lucas Arts en 2014. Chip Morningstar y étant invité, un simple mail d’Handy à ce dernier lui a permis de mettre la main sur le code source du jeu culte.
Renaissance miracle
Habitué à organiser des cours de codage gratuits dans les murs de son musée, Alex Handy y a ensuite naturellement monté un Habitat Hackathon dont l’objectif était de dresser une liste de ce qui devait être fait pour faire revivre Habitat. “Je n’en attendais rien, se souvient le cofondateur du MADE. Mais à la fin de la journée, on avait quelque chose de primitif. Nous n’avions cependant alors aucune idée des problèmes techniques et légaux qui nous attendaient.”
Relancer Habitat a finalement exigé de surmonter plusieurs obstacles majeurs. Au-delà de l’IP détenue par Fujitsu (qui a adapté plus tard Club Caribe, sa suite, au Japon) et du code source de leurs créateurs, l’équipe du MADE devait retrouver le serveur original (et fonctionnel) de l’époque répondant au doux nom de VOS Stratus Computer. Puis adapter son système d’exploitation aux protocoles web modernes. Dernière pièce du puzzle: le retour online de ce MMORPG exigeait également de recréer la couche réseau de Quantum Link, le fournisseur d’accès internet de l’époque.
“Par chance, Stratus Computer existe encore et lorsqu’on les a contactés au Massachussetts, ils nous ont redirigés vers deux ex-ingénieurs habitant non loin d’Oakland, se rappelle Alex Handy. John, l’un d’entre eux, était vraiment excité à l’idée de travailler sur ce projet. Car il n’impliquait pas des silos de missiles ou des banques auxquels il avait consacré sa vie. Il venait en outre de prendre sa retraite et pensait qu’il ne recoderait plus jamais comme dans les années 80!Chip et Randy se sont finalement réunis à notre Hackathon et les regarder collaborer était fascinant. C’était comme le dialogue instrumental de deux grands musiciens qui travaillent ensemble depuis des années. Lorsque j’ai réuni tous ces gens dans une pièce, je ne savais pas ce qui allait arriver mais tout a démarré au quart de tour.”
En pratique, Neohabitat est aujourd’hui jouable en ligne dans les conditions exactes de l’époque. Si elle se profilait comme une révolution face aux jeux de rôle en ligne textuels (des MUDs pour multi-user dungeons), son interface rebutera plus d’un gamer actuel. La moindre action exige ainsi d’y taper des lignes de commande tandis que le curseur ne se déplace qu’avec un joystick. “Pour être sincère, aujourd’hui Habitat n’est pas un MMO très vivant. Techniquement, il ne supporte d’ailleurs qu’un nombre très limité d’avatars dans chacune de ses salles, soit quatre à cinq maximum, avoue Alex Handy. Même si 1.000 personnes sont connectées à son serveur, les échanges y restent donc limités. Au final, peu importe sa fréquentation, car l’idée était avant tout de le préserver.”
MMORPG, l’inattendue fabrique de liens
L’aventure humaine assez folle qui a accompagné la réédition d’ Habitat ressemble finalement à toutes ces lignes de vie drainées par des MMO culte (et disparus) comme Ultima Online et EverQuest qui l’ont suivi. “Jouer ensemble devient d’ailleurs dès lors plus important que le plaisir ludique en lui-même”, notait, le sociologue français Julien Rueff, sur Numerama.com. Ce chercheur qui a analysé ces liens sociaux virtuels comme des relations de sociabilité à part entière, notamment sur World of Warcraft, illustre que malgré leur déclin, les MMORPG restent de formidables machines à liens. Tout virtuels qu’ils soient, ces derniers débordent parfois dans la vraie vie. En Allemagne, des guildes de joueurs de Final Fantasy XIV online devenus parents se rencontrent et organisent ainsi des vraies vacances, au vert, entre plusieurs familles, pour conjuguer leur passion.
“Cet aspect des MMO est aujourd’hui mieux préservé que leur volet technique, conclut Alex Handy. Des blogs, des photos et des interviews audio de joueurs documentent l’existence passée de nombreux mondes virtuels. La littérature scientifique spécialisée dans la sauvegarde des MMO se concentre sur cet aspect humain. Côté musées, archiver un MMORPG passe donc non seulement par la sauvegarde de son écosystème technique complexe, mais aussi par des témoignages de joueurs. Hélas, les institutions à travers le monde se limitent à cet aspect expérientiel sans oser s’atteler à la sauvegarde technologique des MMO. À part nous avec Neohabitat , personne n’a donc osé s’y frotter.” L’effort en vaut pourtant la peine, tant l’Histoire du jeu vidéo en ligne regorge d’enseignements face aux visions metaverses de Google, Amazon et Meta mais aussi à leurs homologues en NFT d’ Otherside, SandBox et Decentraland.
Otherside et Bored Ape Yacht Club, pourquoi la hype?
Shaquille O’ Neal, Snoop Dogg, Adidas, Google et Samsung ont récemment signé des collaborations avec les non-fungible token (NFT) du Bored Ape Yacht Club. Vidéo, photo, musique, items in game… Les NFT sont, pour rappel, des titres de propriété d’objets virtuels que l’on peut acheter et revendre. L’idée n’est pas neuve, mais elle s’adosse à la blockchain, un registre de transactions cryptographié, décentralisé et partagé entre plusieurs utilisateurs. Lancés il y a un an, les 10.000 NFT générés aléatoirement du Bored Ape Yacht Club se vendent aujourd’hui jusqu’à 1 million de dollars. Yuga Labs, son studio, qui a entre-temps racheté d’autres NFT en vue (comme ceux des CryptoPunks), ne s’est pas arrêté là puisqu’il vient d’annoncer la création d’ Otherside, son propre metaverse.Si les images de ce dernier n’ont pas été dévoilées, son écosystème basé sur l’achat et la revente de terrains aux propriétés complexes (comprenant des ressources comme des items spéciaux ou des créatures) a enflammé le milieu des NFT. À la fin du mois dernier, 55.000 parcelles s’y vendaient ainsi à 5.500 euros pièce, au fil de ratés techniques ayant congestionné la blockchain de l’Ethereum et occasionné des pertes monétaires à ses candidats acquéreurs. Face à la vacuité ludique totale de metaverses purement spéculatifs comme Decentraland ou SandBox, Yuga Labs avance toutefois qu’Otherside évoluera dans un environnement très dynamique, en se référant Ready Player One. Ce dernier souligne également une narration élaborée, des actions suives de conséquences et un gameplay MMORPG à la Donjons & Dragons. Notons qu’excepté Richard Gariot (le créateur de Fable), le secteur du gaming reste hermétique à ce domaine qui relève plus d’une gamification de traders en ligne que d’un projet de gamers passionnés.
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