L’anoblissement du jeu vidéo
Célébrant la révolution culturelle déclenchée par le jeu vidéo, le prestigieux Victoria & Albert Museum, à Londres, en explore les coulisses. Une expo événement qui consacre magistralement le gaming.
Après avoir fasciné le grand public dans les fêtes foraines à la fin du xixe siècle, le cinéma a progressivement élargi son champ lexical pour ne plus se limiter au divertissement. Le jeu vidéo suit le même chemin. Apparu dans des parcs d’attractions californiens (le séminal Pong en 1972), le medium interactif vit aujourd’hui l’équivalent d’une Nouvelle Vague captivant des institutions muséales comme le MoMA (Museum of Modern Art) de New York et le Smithsonian de Washington. Des civils en temps de guerre de This War of Mine à la créativité architecturale et collaborative de Minecraft, les triomphes commerciaux de productions d’auteur se multiplient et les déclinaisons essaiment, depuis des joutes d’improvisation sur scène aux tournois sportifs de mieux en mieux rémunérés. Au point que le Victoria & Albert Museum de Londres analyse son impact culturel contemporain en proposant Videogames: Design/Play/Disrupt, une exposition sur près de 1.000 mètres carrés, sans précédent (1).
Croiser un original de Magritte accroché au beau milieu d’un événement gaming est inattendu. Le Blanc Seing (1965) du peintre belge a pourtant été prêté par la National Gallery of Art de Washington au V&A Museum pour illustrer une des influences visuelles majeures du jeu Kentucky Route Zero, de Jake Elliott. Sur son espace, ce jeu d’aventure graphique s’accompagne également d’extraits du Cabinet du docteur Caligari, de Robert Wiene. La temporalité narrative de William Faulkner sur Le Bruit et la fureur est également évoquée. Trônant parmi huit making of de jeux, Kentucky Route Zero jalonne la première section de l’expo. Ou comment plonger dans l’imaginaire d’une nouvelle génération de game designers clés de ces quinze dernières années, révélés ici par de nombreux carnets de notes et croquis.
Exquises esquisses
De fausses excuses pour décliner une invitation au resto. Un match entre amies jouant à qui mange le moins. Le musée aux 3,3 millions de visiteurs annuels expose également les écrits et Post-it des stratégies de vie que Jenny Jiao Hsia, en proie à des troubles anorexiques, a soigneusement consignées. En un clin d’oeil, on comprend comment ces routines ont été traduites en objectifs de jeu sur son très personnel Consume Me. Plus loin, plusieurs cahiers de Robin Hunicke, le producteur de Journey (oeuvre majeure du jeu indé), attestent d’une écriture de plus en plus tendue et nerveuse au fil de l’avancée du projet.
La création d’un jeu vidéo démarre sur la base de notes et illustrations. « Dans une expo consacrée au jeu vidéo, il est très facile et tentant de mettre l’emphase sur l’objet physique car il a une résonance profonde. On peut le voir et le toucher. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Car la nature du jeu vidéo est bel et bien digitale, précise Marie Foulston, curatrice de l’événement et créatrice des Wild Rumpus (des soirées entre gaming et clubbing). Nous avons donc également mis en lumière des documents numériques comme des Wiki, des Tumblr, ou des tableurs Google. Trois ans ont été nécessaires pour collecter tous ces artefacts. Il est toutefois très délicat de définir quand commencent et se terminent ces pièces digitales. »
Jeu d’action-aventure caractérisé par de vastes espaces mystérieux entre désert et ruines de civilisations passées, le Journey de Jenova Chense se complète, lui, de vidéos où l’on voit son équipe explorant les dunes californiennes de Pismo Beach, en quête d’inspiration in situ pour reproduire au mieux comment le sable réagit au souffle du vent. Plus loin, pour montrer la ferveur des combats du vénéneux Bloodborne de Hidetaka Miyazaki, l’expo détourne la déferlante du phénomène Let’s Play (un jeu commenté par un joueur) sur YouTube. Le tout via la vidéo d’un duel épique où une voix off accompagne avec talent et poésie le crescendo de sa tension. Design/Play/ Disrupt a le chic de détailler les coulisses de blockbusters – intelligents – comme Last of Us (plus de six millions d’exemplaires vendus). L’importance de la mode dans l’univers cartoonesque en ligne de Splatoon (Nintendo) y est également abordée.
La suite du parcours souligne la récente prolifération de jeux porteurs de messages. Phone Story y dénonce le cycle de la production de nos smartphones. Des enfants exploités dans des mines du Congo au suicide de travailleurs chinois, le jeu interdit sur l’App Store d’Apple se confronte à d’autres thématiques activistes. La question raciale sur Mafia III ou l’éveil sexuel sur How Do They Do It s’assortissent ainsi d’interviews vidéo et de textes.
Surfant sur un ton plus léger, les deux dernières sections de l’exposition oscillent entre jeux d’arcade punk et jeux en ligne: 7.500 joueurs rassemblés pour la plus grande bataille spatiale (Eve: Online) ou 90.000 spectateurs réunis dans un stade à Pékin pour assister à la finale de League of Legends. Une projection sur écran géant exalte les efforts collaboratifs de gamers. Enfin, une salle d’arcade criblée de bornes bricolées et grotesques témoigne que la dimension « in real life » du jeu vidéo reste vivante. Mention spéciale pour Breakup Squad où les joueurs coopèrent pour aider un ami à éviter son ex lors d’une soirée…
Conservation du patrimoine
Si, depuis 2013, le MoMA recense plusieurs musts dans sa collection permanente (Pac-Man, Tetris, Sims, Donkey Kong…), exposer le jeu vidéo au musée relève souvent d’une volonté de conservation de patrimoine, les objets s’évaporant, chassés par la vente de jeux dématérialisés. Partout dans le monde, des collections se retrouvent donc dans des lieux permanents. A Berlin, avec le Computerspielemuseum: 25.000 pièces originales. A Rome, avec le Vigamus: 1.000 mètres carrés. En Corée, sur l’île tropicale de Jeju, avec le Nexon computer Museum: quatre étages d’archives gaming. A Moscou, Saint- Pétersbourg et Kazan, avec le Museum of Soviet Arcade Machines. A Frisco (Texas), avec le National Videogame Museum: 10.000 mètres carrés. A Strasbourg, avec le Pixel Museum – Le musée du X° Art. Mais ces initiatives manquent de savoir-faire muséal: des vitrines surchargées aux airs de boutiques de jeu vidéo rétro ne valorisent pas la discipline. Spécialisé dans les arts décoratifs depuis plus d’un siècle et demi, le Victoria & Albert Museum et sa récente modernisation arrivent donc à point nommé.
(1) Design/Play/Disrupt: au Victoria & Albert Museum, à Londres, jusqu’au 24 février prochain. https://bit.ly/2EusSx6
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