Jeu vidéo: Fishing Cactus, de Mons à San Francisco
Un salon de jeu vidéo se vit comme une pièce de théâtre. Décryptage des coulisses de la Game Developers Conference de San Francisco en compagnie de Laurent Grumiaux, ambassadeur des Montois de Fishing Cactus.
Puppet Pandemonium sautillait entre théâtre de marionnettes et borne d’arcade lors de la dernière Game Developers Conference (GDC) de San Francisco. Transformant des têtes de poupées en bouton de joypad, l’improbable installation demandait également au gamer de jouer la comédie. Ce Muppet Show couronné du premier prix de l’ Alt.Ctrl.GDC (voir encadré) n’a jamais désempli. Probablement parce qu’il racontait à sa manière la commedia dell’arte à l’oeuvre sur cette grand-messe gaming. Jeune premier en vogue ( Into the Breach), légende sur le retour ( Chuchel), stars à l’aura infinie ( Cuphead)… La sélection de l’ Independent Games Festival(1) multipliait les acteurs. Laurent Grumiaux jouait, lui, aux seconds rôles ambitieux avec Shift Quantum.
Futé, ce puzzle game en noir et blanc prévu en mai prochain déballe une contre-utopie, dans un monde offrant aux gens un univers parallèle neuronal, en refuge face à la déprime. « Ce côté sombre est le reflet de mes pensées », note Laurent Grumiaux, ambassadeur des 25 développeurs montois de Fishing Cactus: « J’ai écrit une partie de l’histoire du jeu avec une idée en tête: quand c’est gratuit méfie-toi. » Ce platformer monochrome demande au gamer d’inverser sans cesse ses couleurs et de renverser ses décors pour densifier ses énigmes. Regard habité, le représentant hennuyer changeait lui aussi de costume, toutes les dix minutes.
Directeur créatif, démo boy, attachés de presse et commercial se succédaient pour un one man show peu ordinaire. Pas une minute de répit. La pièce se jouait à guichets fermés, pendant trois jours, sur le stand de l’Agence Wallone à l’Exportation qui abritait une dizaine de start-ups dédiées au gaming. « C’est la première fois que je me retrouve seul sur ce salon, le reste de l’équipe n’a pas pu venir car elle termine Shift Quantum . C’est chaud. J’ai dormi deux heures, la nuit dernière », sourit le trentenaire, dont les yeux trahissent la dette de sommeil.
« Je suis resté debout jusque cinq heures du matin à refaire le monde avec Chet Faliszek, le scénariste de Portal et Meggan Scavio, la fondatrice du salon », poursuit l’ancien étudiant du Shape à Mons. « Quand on rencontre un génie, sur ce genre d’événement, on fait tout sauf parler de nos projets respectifs. Les soirées sont les moments les plus importants, car elles permettent de découvrir qui est derrière un mail. »
Ni vu, ni connu
Sur place, les us et coutumes d’un monde éphémère se décryptent d’ailleurs progressivement. Code classique? Le port du badge, avec titre officiel et nom. Les yeux louchent. Chacun regarde, du coin de l’oeil, l’identité d’autrui pour le jauger. Une discussion potentielle pourrait bien naître. Des kids à la recherche d’éditeurs. Des portefeuilles à l’affut de leurs nouvelles stars. Habilité clef en cas de dialogue: rester poli quand la conversation se fait inintéressante.
Alpaguer le chaland. Une frange des invités du salon franchit d’ailleurs les océans avec des projets gaming à présenter, à l’arrache, tablette sous le bras. Karel Crombecq brandissait ainsi à qui mieux-mieux Boa Bonanza, ingénieux puzzle game revisitant le Snake de Nokia dans un labyrinthe. L’Anversois a peut-être croisé un gros légume, sans le savoir. Car pour éviter tout changement de comportement, des éditeurs comme Nintendo ou Gameloft cachent sciemment leurs identités (en retournant leur badge) lorsqu’ils essayent des démos de jeunes pousses.
L’art du contact et du tact, Laurent connait. En 2006, il co-créait ainsi Blow Up Press à Liverpool. La start-up a signé des photographes rock de légende comme John Hopkins (Robert Smith) et Philipe Carly (Joy Division) pour vendre leurs oeuvres en ligne. Cofondateur de la Wallonia Games Association (Walga), ce créateur d’un cycle de formations gaming chez Technocité fait désormais les yeux doux aux représentants du Xbox Live de Microsoft ou du Steam de Valve, plateforme de vente de jeux en ligne cruciaux à la réussite de Shift Quantum. « C’est une question de contact humain. Les gens qui viennent ici ne demandent que ça: qu’on leur tape sur l’épaule pour taper la discute. Et en fait, ça marche », poursuit-il. « On ne conclut jamais rien de tangible. Mais les résultats sont là. L’année passée, Epistory a été bien mis en avant sur Steam et les ventes s’en sont ressenties. »
Be kind, don’t rewind
L’impression de vivre en accéléré domine un séjour à la Game Developers Conference. Avec du recul, ce petit cirque clignote d’ailleurs comme une scène bennyhillesque. Tout le monde court après tout le monde. Le marathon est délicat pour l’inusable Montois car son studio a cessé ses travaux de commande gaming pour passer à de la création pure. Le crew qui a notamment adapté par le passé le célèbre After Burner de Sega sur smartphone lançait ainsi avec un certain succès Epistory l’an dernier. Ce jeu d’aventure et de typing-game exige une maîtrise du clavier AZERTY pour tuer des monstres. Le suivant de près, Algo Both déballe depuis peu des puzzle games dont les énigmes poussent à réfléchir comme un codeur informatique. « Pour Shift Quantum , pendant six mois on n’a pas tapé une ligne de code sur ce jeu. » détaille-t-il. « On a fait des workshops où tout le monde, y compris la secrétaire, travaillait sur les fondamentaux du jeu (histoire, gameplay, etc.). Il y a un essoufflement des productions à gros budget. Ça fait chier les gens de jouer à Call of Duty 27 . L’heure est au changement. »
Suivre Laurent Grumiaux, c’est aussi se rendre compte de la profonde mutation qu’a vécu l’identité du jeu vidéo ces dernières années. « Je bosse chez Fishing depuis près de dix ans, mais le jeu vidéo a tellement changé que j’ai l’impression que trois cycles planétaires se sont écoulés. C’est très dur à gérer quand on a un studio. Avant, tu recevais un jeu pour ton anniversaire, c’était un événement », regrette t-il. « Aujourd’hui, pour 12 euros par mois, des services d’abonnement comme Humble Bundle t’envoient huit jeux dont deux triple A. On ne revivra plus jamais ces moments de grâce uniques. Le Web a ouvert des portes incroyables au jeu vidéo, mais son âme s’est dispersée. »
Gros lot en vue?
La pratique désormais plurielle du gaming couvre une foule de domaines rentables financièrement: l’incontournable boom de l’e-sport, l’apprentissage professionnel, les free to play. Mais aussi les productions indé, purement artistiques ou à message politique. Son identité monobloc vouée au divertissement (dans les années 80 et 90) a éclaté. Si bien que des rencontres strictement impensables il y a encore cinq ans se passent sur le salon. Représentants de la Commission des jeux de Hasard-SPF Justice, Pascal de Coninck et Ine Van Cauwenberge débarquaient ainsi sur le stand de l’AWEX. Objet de la visite: discuter du phénomène des loot boxes, ces coffres à trésors payants aux airs de machines à sous de casino qui piègent les gamers chez Electronic Arts notamment.
Mais la plus fascinante des mutations vient du jeu vidéo indé. La multiplication des stands qui lui étaient dédiés et des éditeurs qui les chassent était d’ailleurs une réalité cette année. À Devolver se sont ainsi ajoutés Double Fine & I Am 8 Bits et The Arcade Touch, duo français se lançant dans l’édition indé à tendance rétro. L’Indie Mega Booth et le Mild Rumpus présentaient également des créateurs, loin du gaming de consommation courante. La Flandre l’a bien compris et annonçait d’ailleurs (via la visite de Sven Gatz, son Ministre de la Culture, des Médias, de la Jeunesse) qu’elle avait augmenté son Game Funds de 750 000 euros en 2017 à 1,75 millions d’euros pour cette année. Avec une industrie qui a généré des revenus de 108,4 milliards de dollars l’an dernier, pas de doute; le jeu vidéo est prêt à entrer dans le grand bain du théâtre politique…
(1) Un Sundance du jeu vidéo organisé pendant la GDC.
De la Brotaru à Bruxelles aux Apéros du jeu vidéo à Liège, les game meet ups mensuelles cartonnent du côté francophone du pays et il n’est pas rare d’y croiser des concepts de gameplay emballants. Complexe d’infériorité? Contrairement au nord du pays, les projets qui ont connu une sortie en bonne et due forme ne tentent que rarement d’aller se vendre outre-Atlantique. Alice Dreams Tournament (sur Dreamcast!), la réédition en 2017 du légendaire Outcast: Second Contact, Healer’s Quest de Pablo Coma ou les récents combats pixélisés de Domiverse n’ont ainsi jamais foulé le sol de la GDC pour y faire leur promo. L’Agence Wallone à l’Exportation propose pourtant d’occuper une place sur son stand de la GDC chaque année pour un tarif donné. Cette dernière rembourse en outre une partie des frais d’hôtel et d’avion aux équipes tentées par l’aventure. Réparti en dix espaces distincts, le stand 2019 est déjà en préparation. Avis aux amateurs…
Les flops de la Kinect et du PS Move en témoignent: réinventer la sacro-sainte manette n’est pas une mince affaire. Mais depuis trois ans, l’Alt.Ctrl.GDC s’y emploie avec talent. Cet espace de la GDC comptait 20 machines étranges contrôlant des jeux spécialement pensés pour elles. Ex-développeur d’Ubisoft, Jonathan Giroux tendait ainsi sa Living Orb aux visiteurs de passage. Les 162 points lumineux enrobant cette sphère réagissent à chaque mouvement, le tout pour jouer à Pac-Man ou sortir d’un labyrinthe. Demandant de servir des clients insupportables le plus rapidement possible, YO Bartender requérait aussi une bonne part de dextérité. Ce vrai bar qui glissait six (fausses) bouteilles d’alcool dans les mains du gamer exigeait des dosages de cocktails savants. Mais les mains n’étaient pas les seules stars sur place. On retiendra ainsi le Voiceball de Hella Velvet, kicker réinventé dont le contrôle de la balle passe par des vocalises hilarantes. Last but not least, Pepijn Willekens réinventait le mini golf via un gros téléviseur rotatif sur lequel on souffle pour diriger la balle. Un projet doué parmi d’autres pour ce jeune étudiant anversois de la haute école Karel de Grote…
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