Inside, un jeu beau et terrifiant qui fera date
Floutant les barrières entre jeu vidéo et cinéma d’animation avec plus de talent qu’Another World, Inside écrit une page de l’histoire du gaming. Son esthétique vénéneuse, monochrome et radicale réveille des terreures enfantines dans un monde industriel, déglingué et inquiétant. Attention, oeuvre-clef.
Près d’un siècle sépare Inside du Cabinet du docteur Caligari. Chef-d’oeuvre expressionniste allemand lâché en 1920, le film muet de Robert Wiene cultive pourtant un point commun essentiel avec ce jeu vidéo noir, humide et glacial façonné au Danemark: la production anxiogène et presque muette pallie son absence de dialogues par une esthétique noir et blanc lourde de sens. Confrontant lui aussi avec talent l’ombre et la lumière, ce jeu qui constitue l’événement indé de cet été ne demande pas plus de doigté à la manette qu’un Mario oldschool en 2D. Mais cet objet fascinant le distance pour tomber dans une spirale hypnotique entre compassion et terreur. Chef-d’oeuvre d’animation récemment ajouté à la collection permanente du MoMA à New York, Another World (lire encadré), sa source d’inspiration majeure, a enfin trouvé un successeur. Et l’élève dépasse le maître.
Épure
Vingt-quatre heures après le générique de fin d’Inside, tenter de brosser le sens de cette production mélangeant réflexion et acrobaties agiles semble vain. Totalitarisme. Humanité. Shoah. Retracer le film des événements viscéralement malsains du jeu dessine des idées, sans les figer. Ouvrant son théâtre morbide dans une forêt inquiétante, Inside glisse un enfant sans nom et sans visage dans les mains du joueur. Sans un mot, sans une aide, le titre demande de déplacer son frêle protagoniste sur un plan horizontal unique, de gauche à droite. Un bouton du joypad est dédié aux actions pour tirer des objets ou activer des interrupteurs. Un autre permet de sauter, point à la ligne. Se débarrassant du superflu pour mieux saisir le gamer à la gorge, cette épure n’empêche pas une infinie variation de situations. Mieux, elle résonne comme un écho au Dogme95 lancé par le réalisateur danois Lars von Trier.
Sujet à de multiples interprétations enflammant les forums de Reddit, le scénario d’Inside repose néanmoins sur une certitude: chacun de ses tableaux veut la mort du joueur. Cette danse macabre s’exécute dès les premiers instants du jeu, dans une partie de cache-cache où l’arrière-plan se gorge d’événements menaçants. En progressant à travers des fourrés, on remarque ainsi un camion démarrant au loin. Plus tard, deux gardes alertés par les pas du joueur allument leur torche et se rapprochent. On se planque comme on peut pour échapper aux faisceaux lumineux, quitte à rebrousser chemin. Le garçon s’abaisse automatiquement, la frousse monte. Magistrale, l’animation donne l’impression de regarder un film. Y compris lorsqu’on manque de discrétion et que l’on finit étranglé par un garde.
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Élément phare d’Inside, la notion de timing ponctue plusieurs étapes du jeu. On saute d’un côté à l’autre d’un grillage, pour échapper à une meute de chiens tout en retirant des planches bloquant une porte. On marche derrière des panneaux parfois mobiles pour se protéger d’une onde de choc. On se planque dans des jeux d’ombres évanescents pour ne pas être repéré par un projecteur… Le salut vient souvent de l’observation attentive de son environnement. Certaines actions demandent d’ailleurs d’être alignées dans un ordre précis et un timing serré. Métronomique, la partition furieusement maîtrisée laisse pantois d’admiration. Certaines très bonnes idées empruntées aux plateformes aléatoires et musicales que Jeppe Carlsen (le game designer du projet) traçait sur 140 ressurgissent. Tant mieux.
Trouillomètre au maximum
Pénétrant un complexe industriel titanesque et rouillé pour une raison inconnue, le kid d’Inside y découvrira mille et un secrets inavouables. Leur mise en scène brille via un arrière-plan tenant un rôle à part. Au loin, un adulte et un enfant assistent ainsi au déménagement d’une cage d’êtres humains. Plus tard, un train déporte une foule de gens lobotomisés. Le danger n’arrive d’ailleurs jamais directement en pleine face. Impuissant, le joueur le voit se dessiner dans le décor. À ce titre, la poursuite ouvrant le jeu se solde par un saut dans le vide pour échapper aux mâchoires d’une meute de dogues allemands. Le clin d’oeil à la bête noire inquiétante qui se baladait dans les décors d’Another World est explicite, mais Inside tire cette idée sur longueur avec un talent rare.
Rendant également hommage à Prince of Persia en jetant le joueur dans une oubliette garnies de pics, le jeu venu du Nord chauffe avec un malin plaisir le trouillomètre du gamer. Dans un bassin d’eau croupie, se retrouver face à une petite créature humanoïde aquatique aux longs cheveux noirs évoque une rencontre entre Chucky et The Grudge. La pression monte également lorsqu’on doit explorer des échafaudages dont l’instabilité va crescendo, devant un portail titanesque d’où résonnent des secousses telluriques. À ce titre, l’approche visuellement réaliste d’Inside aurait pu perdre la force évocatrice de l’univers abstrait de Limbo, le précédent jeu du studio PlayDead. Mais le jeu danois qui suit cette production récompensée à l’Independant Game Festival de San Francisco en 2010 a su garder l’art de la suggestion.
Tapissée de formidables nuances de gris, l’action vue de profil joue de la caméra pour tromper le joueur. Le reflet d’une fenêtre qui se promène dans l’eau, des nappes de brouillard en suspension, le souffle aquatique d’une hélice géante, un nuage de bulles d’air qui se dissipe autour de soi après un plongeon… Souvent, les (beaux) détails de cette usine de l’horreur prennent en outre du relief grâce au traitement royal du son. De la respiration stressée du kid à la rumeur d’un haut-fourneau au loin, les effets sonores du jeu ont été bricolés avec amour et se couvrent de nappes glacées de synthé.
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Qu’on se le dise, Inside ne tape pas dans le gore mais ne s’adresse pas pour autant aux enfants. Malsain et fascinant, ce poison faisant remonter des peurs enfantines et viscérales à la surface est surtout beau à s’en damner. Notamment lorsqu’il balade des jeux d’ombres de piliers géants donnant du relief sur une scène. Ses éclairages dansent aussi à travers des vitres industrielles. On oublie le temps qui passe. D’autant que les tâches à accomplir ne se répètent pas. Cette oeuvre esthétique majeure prend ainsi des airs de balletcontemporain où les corps nus et déformés brandissent des mains en l’air sur certaines phases de puzzle game.
Les jeux porteurs de message manquent souvent de vrai gameplay et finissent par ressembler à des oeuvres d’art interactive, plus qu’à des productions ludiques. La force brute d’Inside brûle ce constat et réunit le meilleur des deux mondes. Commander à distance des troupes d’êtres lobotomisés pour débloquer des passages fait presque culpabiliser le joueur qui passe du statut de victime à celui de tortionnaire. Lemmings, es-tu là? Déplacer des caisses autopropulsées ou jouer aux vases communicants dans des salles cathédrales: les énigmes bien dosées ne rebutent jamais. Dommage qu’elles ne creusent pas très loin leurs bonnes idées de départ.
Ourlé de moments rares de poésie noire, Inside marche parfois avec des nuées de poussins. Il nage aussi avec des poissons. On avait croiséArnt Jensen (le créateur du jeu) et Jeppe Carlsen (son game designer) tout sourire, un jour avant le couronnement de Limbo à la Game Developers Conference de San Francisco en 2010. Aujourd’hui, l’équipe s’est noyée. Sa success story et celles d’autres jeux comme Braid ont entretemps servi d’exemples à une nouvelle génération de développeurs indie. Mais au sortir du développement d’Inside, PlayDead s’est vidé de ses principaux éléments, notamment Carlsen et le cofondateur du studio, Dino Patti. Les chantiers pharaoniques ne se font jamais sans dommages…
INSIDE, ÉDITÉ ET DÉVELOPPÉ PAR PLAYDEAD, ÂGE: NC, DISPONIBLE SUR PC, XBOX ONE ET PLAYSTATION 4 CE 23 AOÛT. ****(*)
Le noir vous va si bien
Boursoufflé d’effets 3D tapageurs, le jeu vidéo mainstream s’est toujours livré à une surenchère visuelle. Depuis le Pong, les développeurs essaient d’améliorer le réalisme de leurs productions. Mais une poignée de développeurs indépendants tournent le dos à cette tendance depuis quelques années en misant sur une épure en noir et blanc. Echochrome livrait ainsi en 2008 des casse-tête inspirés des illusions d’optique architecturales de Maurits Cornelis Escher. Modifiant la perception de la réalité du joueur, Closure figure également sur cette liste monochrome. Sans oublier The Great Red Herring Chase, Fig. 8. mais aussi Gray, pamphlet dénonçant la malléabilité de l’opinion publique sur fond de mouvements de foule. En haut de ce classement, Limbo (PlayDead) et son récit lynchéen marquaient les esprits en 2010. Plateformes électrifiées, engrenages acérés, décors rotatifs… ce titre qui se joue comme un Mario des familles se crible de casse-tête demandant de déplacer des éléments du décor pour débloquer des passages. S’il caste un enfant comme Inside, le titre est toutefois nettement plus abstrait et se peuple de créatures animées comme des marionnettes chinoises. Princes et princesses y voyage en compagnie d’Edgar Allan Poe.
Another World: Pourquoi c’est culte
1990. Dos à la caméra, Éric Chahi se filme en train de marcher sur place dans sa minuscule mansarde d’étudiant. L’informatique familiale en est à ses balbutiements et sa technique est inhabituelle. Sans le savoir, l’homme-orchestre en plein chantier sur Another World est en train d’écrire une page fondamentale de l’histoire du jeu vidéo. Plus que pour sa technique capturant des mouvements d’un réalisme inédit, l’ado flanqué d’un jogging marquera les esprits en créant un pont sans précédent entre cinéma et jeu vidéo. Pas de barre de vie, de score ni de texte. Cette exploration muette d’un monde parallèle a jeté les codes du jeu vidéo aux oubliettes. L’impression d’être l’acteur d’un film d’animation dominait pour la première fois. Mieux, le créateur français a développé un nouveau langage. Notamment en glissant en arrière-plan un monstre suivant la progression du joueur, qu’il finira par attaquer. L’oeuvre a fait l’objet d’une réédition HD sur PC et d’une version 20th Anniversary.
Prince of Persia (1989)
Père des jeux mélangeant action-aventure et plate forme, Prince of Persia avançait un héros dont le réalisme des mouvements force encore le respect aujourd’hui. Ce titre plongé dans les contes des Mille et Une Nuits se débarrassait de l’idée de score pour appuyer son immersion. Influence majeure d’Another World, le blockbuster de Jordan Mechner reste un des rares exemples de licence 2D à avoir survécu au passage à la 3D, notamment sur Les Sables du temps.
Flashback: The Quest for Identity (1992)
De Blade Runner à Running Man, Flash Back plongeait dans des classiques SF avec un talent rare. Amnésique, Conrad B. Hart, son héros, y découvre une contrée peuplée de réplicants et finit par participer à une téléréalité sanglante. Ce titre qui misait beaucoup sur des phases de tir reste un trésor de contre-utopie. Figure emblématique de la french touch dans les jeux vidéo, Paul Cuisset, son créateur, lui a récemment offert un remake réussi.
Oddworld: L’odyssée d’Abe (1997)
Partiellement inspiré de Soleil Vert (le film de 1973), Oddworld tournait courageusement le dos à la 3D. Portant un regard très critique sur la société de consommation, le jeu n’en a pas moins aidé Sony à vendre des PlayStation 1. Son héros, un esclave à la bouche cousue, travaille dans une usine de viande. La suite est peu ragoûtante, mais truffée d’énigmes et surtout coiffée d’une intelligence artificielle douée pour interagir avec d’autres créatures.
Ico (2001)
Peu de jeux mélangeant action-aventure et plateforme ont supporté le passage à la 3D. Ico cultive pourtant l’héritage d’Another World en relief. Main dans la main avec Yorda, le joueur progresse au fil d’interactions flamboyantes. L’architecture médiévale et décrépie évoque Le Château dans le ciel des Studios Ghibli. Écolo, ce titre parsemé de puzzles et de combats contre des esprits tient avec Shadow of the Colossus une suite tout aussi indispensable.
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