Des insoumis sous les pixels
Des premiers succès de vente à des expositions comme celle du Victoria & Albert Museum de Londres, le jeu vidéo à message touche progressivement le grand public. Les 18 oeuvres clefs mises en lumière par Games & Politics à l’ISELP montent elles aussi aux barricades. Le point sur un genre en mouvement.
« Au final, seule une personne sur dix n’appuie pas sur le bouton« , soupire Malath Abbas. Ce game designer né en Irak tire un bilan désabusé de Killbox. Asseyant deux joueurs face à face, cette installation aux airs de borne d’arcade glisse ces derniers dans la peau, l’un d’un opérateur de drone militaire, et l’autre de sa victime potentielle. À la clef, un possible meurtre désincarné, à distance. Brossant la relation entre ces deux lignes de vie, cette exploration clôt l’interpellant Games & Politics. Après avoir traversé quinze pays -dont les États-Unis et la Russie-, cette exposition pose ses pixels à Bruxelles. Ses 18 jeux à message déclinent un format trop rare d’événement gaming. Exit la réconfortante nostalgie du jeu vidéo; place à l’implacable actualité politique, économique et sociale de notre quotidien.
« Dès que nous avons eu fini le projet, j’ai repensé à mon enfance à Bagdad. Des souvenirs précis ont refait surface« , poursuit Abbas, cocréateur de Killbox aux côtés de Joseph DeLappe. « Moi, jouant dans des champs avec des amis. Puis, ces sirènes suivies d’une explosion. Le sentiment de passer subitement de l’amusement à une peur intense. » Documenté d’infos publiques portant sur des bombardements au Pakistan, en Somalie et au Yémen, Killbox file parmi une foule de jeux engagés bouleversant doucement le gaming indé et mainstream. L’expo lovée à l’Institut Supérieur pour l’Étude du Langage Plastique illustre cette lame de fond en déployant six sections, entre médias, immigration et guerre. Sans concession.
Étiré sur plus de 200 mètres carrés, Games & Politics s’engage également dans le thème de l’identité sexuelle. Perfect Woman y démonte ainsi l’image de la femme parfaite. Ce jeu d’arcade utilisant la détection de mouvement demande d’adopter, devant un écran géant, des poses symbolisant différents âges. Finaliste de l’Independent Games Festival de San Francisco de 2014, ce motion game de Peter Lu et Lea Schönfelder s’appréhende sans heurt. Près de lui, Dys4ia évoque les affres d’un changement de sexe. Recyclant les mécaniques des mini-jeux épurés de la saga des WarioWare, Anna Anthropy, sa créatrice transgenre, y multiplie les flash-souvenirs.
Sexe, mensonges et jeux vidéo
Trouver son chemin, sans se faire attraper, dans un labyrinthe menant vers des toilettes pour femmes, ou encore, tenter, en vain, de glisser une brique de Tetris à travers un mur: Dys4ia évoque la frustration découlant des incompréhensions quotidiennes face à l’identité sexuelle de sa développeuse, y compris dans le milieu médical. « M’inspirer de WarioWare (1) était la seule manière pour moi de faire un jeu qui parle du remplacement d’hormones. Comme c’est un gameplay kaléidoscope qui n’arrête pas de changer, il reflète parfaitement cette personnalité qui se métamorphose progressivement, souligne la développeuse adoubée par la communauté gaming indé. Chaque seconde, tout est différent, c’était exactement ça, se réveiller chaque matin sans pouvoir se reconnaître. »
Dos au mur, des rangées de PC accompagnés de plaquettes explicatives s’alignent dans Games & Politics. Épaulé par des médiateurs, le visiteur y est avant tout invité à jouer. Perfect Woman et Dys4ia s’assimilent très vite. Malgré une poignée de vidéos expliquant les enjeux de ces créations, d’autres titres comme This War of Mine ou Papers, Please resteront obscurs pour nombre de curieux, béotiens comme gamers aguerris. Le propos de ces jeux ne se perçoit en effet qu’après plusieurs heures de pratique. Pour éviter de se transformer en salle d’arcade, la section politique de l’expo au V&A de Londres Videogames: Design / Play / Disrupt (jusqu’au 24/02) supprime d’ailleurs l’acte du jeu. L’événement les remplace par des interviews vidéo murales géantes, des Let’s Play (2) et des documents de développement originaux.
Games & Politics manque d’immersion scénographique en alignant, la plupart du temps, des PC. Mais elle ne démérite pas dans sa curation. Entouré d’une série de conférences en lien avec son propos, l’événement gratuit brandit ainsi de « grands noms » (This War of Mine, Papers, Please…) de la scène gaming engagée et des productions plus confidentielles l’ayant précédée. Sorti en 2004, Madrid de Gonzalo Frasca s’allume ainsi comme un petit jeu d’arcade flash commémorant les victimes de l’attaque terroriste ferroviaire ayant frappé la capitale espagnole la même année. Escape from Woomera explore de son côté un centre fermé pour demandeurs d’asile en Australie tandis que 1378 (km) revient sur la frontière qui séparait l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest.
Lame de fond engagée
Montée il y a deux ans par le Goethe-Institut et le ZKM/Centrum de Karlsruhe, Games & Politics met de côté trois tendances fortes du jeu vidéo à message: le succès commercial grandissant du jeu engagé chez les core gamers (3), la politisation -entre les lignes- de certains titres commerciaux des années 90 et la naissance d’initiatives citoyennes locales belges ou françaises n’y sont pas abordées.
Cette dernière vague ne cesse pourtant de grossir. Il y a deux ans, des journalistes de la rédaction de Mediapart affûtaient ainsi leurs claviers à l’occasion de la Mediajam pour créer des jeux traitant des élections présidentielles françaises. Au-delà du mouvement Jeux Debouts et de manifs en ligne de gilets jaunes sur GTA Online, Arts&Publics et la Ville de Bruxelles ouvraient en outre récemment des ateliers invitant des novices à créer un jeu vidéo pour sauver le climat. Une initiative salutaire, suivant un projet similaire organisé autour des courants migratoires, l’an dernier.
Au-delà de son récent ancrage local et citoyen, le gaming à message se frayait déjà un chemin au sein de productions hébergées par des éditeurs établis dans les années 90. Saboter la centrale électrique d’une corporation tyrannique, quitte à tuer des milliers d’innocents? En 1997, Final Fantasy VII s’ouvrait sur une sale action. Guidés par les terroristes écolos d’Avalanche, ses choix moraux posaient question. La même année, Oddworld: L’odyssée d’Abe crachait sur le consumérisme. Autant d’approches partisanes oubliées qui mériteraient un sérieux coup de projecteur …
Tout est politique, surtout le jeu vidéo
Plus récemment, Spec Ops: The Line -mis en lumière par une vidéo dans Games & Politics– montrait comment la guerre transforme l’homme en bête en s’inspirant d’Apocalypse Now (le film). Far Cry 2 piochait son inspiration dans Au coeur des ténèbres, nouvelle phare de Joseph Conrad sur l’horreur du colonialisme. BioShock Infinite crachait sur le racisme. Les « social commentary » (comme le définissent les Anglo-Saxons) contamineront-ils plus de blockbusters à l’avenir?
La tendance semble amorcée puisque Square Enix évoquait l’an dernier l’Amérique raciste de Trump sur Life Is Strange 2. Publié par Sony, David Cage interrogeait la nature de l’humanité avec Detroit: Become Human. L’Histoire mobilisait également Ubisoft dont l’Assassin’s Creed: Origins Discovery Tour aide les profs à voyager dans la Grèce antique. Dessiné par les studios Aardman (Chicken Run), l’hommage de Namco Bandai à la fin de la Première Guerre mondiale sur 11-11: Memories Retold marquait également les esprits cette fin d’année.
« C’est un développement intéressant car jusqu’ici les projets engagés n’étaient créés que par des artistes et des ONG« , conclut Paolo Pedercini, l’agitateur en chef de la Molleindustria (voir encadré). « Les éditeurs et les développeurs commencent à comprendre que ces projets engagés ont une viabilité commerciale. Malgré une poignée de réactions violentes -qui font partie du débat-, les joueurs acceptent également qu’un jeu ne soit pas forcément addictif ou chargé en adrénaline. »
(1) Série de jeux d’arcade surréalistes de Nintendo se vivant comme un zapping gaming, au fil d’une succession de parties de quelques secondes.
(2) Des vidéos de joueurs se filmant en pleine partie et retranscrivant leurs sentiments face caméra.
(3) Papers, Please et This War of Mine ont cartonné au box office.
Games & Politics, jusqu’au 23/02, à l’Iselp, Bruxelles. www.iselp.be ***(*)
Auteur de 25 mini-jeux révoltés, Paolo Pedercini expose deux de ses créations, dont Phone Story (2011), à Games & Politics. Ce jeu smartphone -banni de l’app store- dénonce l’esclavagisme humain employé pour assembler nos téléphones. Père du jeu vidéo à message depuis près de quinze ans, Pedercini lançait la Molleindustria, son studio, en 2003 pour contrer la mainmise de Silvio Berlusconi sur les médias. De la spéculation immobilière à la malbouffe du McDo, ses jeux vont jusqu’à provoquer des polémiques. Dénonçant la protection tacite dont bénéficieraient des prêtres pédophiles, Operation: Pedopriest a ainsi été sanctionné par le Parlement italien tandis que Faith Fighter, un jeu de baston impliquant des figures divines, dont le prophète Mahomet, a fait réagir l’Organisation de la cooopération islamique.
Papers, Please
Pixels, années 80 et totalitarisme communiste dansent autour de Papers, Please. Ce titre exige un sens de l’observation aigu puisqu’on y incarne un douanier. Validité de permis de travail, tampon diplomatique, correspondance de la photo… Va-t-on se laisser attendrir, ou céder à la corruption pour nourrir sa famille qui crie famine?
NORTH
Après avoir travaillé sur un documentaire épluchant les politiques migratoires d’Europe, les créateurs de NORTH ont décidé de passer au First Person Shooter. Le tout pour glisser le gamer dans le quotidien inquiétant d’un immigré fraîchement débarqué au milieu d’aliens. Ou comment revisiter les Lettres persanes de Montesquieu.
Path Out
Suivant l’exil d’un ado syrien, Path Out pille les classiques du jeu de rôle nippon pour vivre la guerre à travers les yeux d’un gamer. Ce jeu documentaire suit l’exil de son auteur Abdulah Karam, qui s’inspire également du phénomène des Let’s Play pour déconstruire certains clichés occidentaux du Moyen-Orient. Imparable.
Enterre-moi, mon amour
Nommé au BAFTA Games Award du meilleur jeu portable, Enterre-moi, mon amour pixelise une histoire vraie. Le jeu soutenu par Arte et le Centre National du Cinéma en France déroule, sur une fausse messagerie de smartphone, les doutes et les affres d’un couple syrien séparé.
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