Boris Krywicki: « Redorer le blason de la presse jeu vidéo est vital »
Détournant une formule d’Albert Londres, La Plume dans la Play de Boris Krywicki lance un clin d’œil à ce journaliste d’investigation de référence (du début du XXe siècle) pour réhabiliter le statut de la presse gaming francophone. L’ouvrage académique se penche sur la généalogie insoupçonnée des pratiques d’enquête journalistique au sein des magazines de jeux vidéo des années 80 à nos jours. En analysant 771 articles étalés sur 37 années et en interviewant quatorze journalistes pour comprendre leurs pratiques, La Plume dans la Play dresse un paysage historique insoupçonné. Celui d’un secteur qui s’est progressivement affranchi de son identité de « médium enthousiaste et trop aliéné par la fantasmagorie gaming pour se montrer critique » pour aligner des enquêtes relevant du journalisme d’investigation. Le tout, pour mettre en lumière des scandales entre harcèlement sexuel, conditions de travail délétères et dysfonctionnement des écoles…
La Plume dans la Play détaille la professionnalisation progressive de la presse gaming francophone au fil de quatre décennies. Quelle a été votre motivation?
Boris Krywicki: Redorer le blason de la presse jeu vidéo est vital et j’ose espérer que ce livre -qui est une version courte de ma thèse de doctorat- y contribuera. Les médias gaming n’ont jamais été considérés par le grand public, les médias et encore moins le milieu académique. Le plus navrant est que ça finit même par déteindre sur les journalistes jeux vidéo cultivant des pratiques professionnelles, loin de tout fan service aveugle. Ivan Gaudé, le fondateur de Canard PC, m’avait par exemple répondu que si je voulais lui parler de journalisme d’investigation dans la presse jeu vidéo, notre entretien allait être « très très court« . À l’époque, son magazine travaillait pourtant sur Crunch Investigation, une enquête de plusieurs mois rassemblant 150 témoignages mettant en lumière les conditions de travail délétères de l’industrie gaming en France. Cette réponse en dit beaucoup sur la manière dont les plumes du milieu se dévalorisent et considèrent qu’elles n’ont pas leur place dans le journalisme de haut vol.
Comment expliquez-vous cet “autodénigrement”?
Boris Krywicki: Il ne faut pas se voiler la face, de Consoles+ à Player One, les six magazines de jeux vidéo francophones qui ont posé les bases de la presse gaming au début des années 90 (avec des tirages allant de 60 000 à 150 000 exemplaires, NDLR) relevaient beaucoup du fan service. Leurs rédacteurs étaient souvent très jeunes et même parfois mineurs. Cette complaisance n’empêchait toutefois pas certains titres de se montrer très critiques face à des nouveautés fumeuses pour défendre les intérêts du lecteur-consommateur. On voyait aussi à l’époque Joystick commenter de manière acerbe les déboires juridiques de Microsoft. Sans oublier que Consoles+ a livré plusieurs enquêtes en bonne et due forme à l’époque, notamment sur le phénomène du piratage.
Dès 1982, Tilt, le premier magazine de jeu vidéo francophone européen, adoptait un ton journalistique sérieux. Mais il faudra attendre les années 2000 pour retrouver cette qualité d’approche éditoriale.
Boris Krywicki: L’hypothèse de départ de ma thèse était que l’usage de techniques d’enquêtes journalistiques dans la presse jeux vidéo avait progressé de façon linéaire depuis les années 80 pour finalement arriver à un zénith aujourd’hui. Notamment, lorsque Canard PC a collaboré avec Mediapart pour creuser l’affaire des pratiques managériales douteuses de Quantic Dream en 2018. Cette approche professionnelle est en fait cyclique, c’est une des conclusions-clés de ma thèse. Elle arrive et elle se réduit pour disparaître et revenir. Une foule de facteurs comme la motivation des journalistes et la rédaction en chef entrent en jeu.
Le ton d’une partie de la presse gaming est passé de Salut les Copains aux Inrocks au milieu des années 2000. Quelles étaient les forces à l’œuvre derrière ce changement?
Boris Krywicki: Il y avait bien entendu les ambitions personnelles des journalistes qui avaient grandi. Mais aussi l’instantanéité des infos gaming du Web. Cette dernière a ainsi poussé la presse papier à trouver d’autres approches, entre dossiers transversaux et enquêtes, pour proposer une valeur ajoutée au lecteur. Étonnamment, les rachats massifs de magazines par de grands groupes de presse comme Hachette et Future Publishing n’ont en outre pas forcément été négatifs en termes de qualité éditoriale. Foutu pour foutu, quand les tirages s’effondrent, ça peut parfois aller de pair avec une certaine liberté.
“Outrepasser la nature communicationnelle du secteur vidéoludique nécessite beaucoup d’efforts de la part des journalistes”
Boris Krywicki
Les éditeurs gaming n’autorisent en outre pas leurs créateurs à parler librement en interviews. ça n’a pas aidé la profession…
Boris Krywicki: La norme est plutôt de faire le jeu de l’industrie en posant des questions intra jeu vidéo -sur la durée du jeu, par exemple- plutôt que poser des questions sur les œuvres passées ou le contexte de développement. Outrepasser la nature communicationnelle du secteur vidéoludique nécessite donc beaucoup d’efforts de la part des journalistes d’autant qu’en dehors des sorties, décrocher une interview est très difficile. Une poignée de journalistes a toutefois développé des tactiques de résistance détournant des press tour et interviews officielles pour arriver à leurs fins.
Votre ouvrage Presse Start prouve que la presse gaming des 80’s et 90’s a été un élément essentiel à la maturation du jeu vidéo en tant que culture à part entière. Quid des prochaines années?
Boris Krywicki: Cet « âge d’or », comme on l’appelle avec Yves Breem, a établi un champ lexical qui a servi de base à des analyses plus intellectuelles par la suite. La presse jeux vidéo a aussi permis de jouer par procuration tout en amenant des échanges de paroles entre passionnés. Elle a aussi façonné la construction des genres de jeux. Et elle a aussi institutionnalisé une routine éditoriale entre News, Preview et Review. Il aura finalement fallu que cette coutume soit poussée jusque dans ses derniers retranchements pour que cette presse la « casse » en quelque sorte par l’enquête journalistique. Il y a quatre ans, j’étais encore enthousiaste quant à la pérennité de cette dernière. Mais les récents signaux du secteur ne sont pas très bons. Tant que Jason Schreier (journaliste d’investigation gaming émérite aux USA, NDLR) ne raccroche pas les gants, il y a toujours de l’espoir. Mais côté francophone, la presse gaming était déjà minoritaire et elle va le rester.
Boris Krywicki – Bio express
2018 Participation au Manuel d’analyse de la presse magazine (dirigé par Claire Blandin, éditions Armand Colin)
2020 Publication de Presse Start, 40 ans de magazines jeu vidéo en France (avec Yves Breem, éditions Omake Books)
2022 Défense de sa thèse En quête d’enquête. Devient docteur en Information et Communication à l’ULiège
2024 Parution de La Plume dans la Play (Presses Universitaires de Liège)
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