72 heures avec Pokémon Go
Tube de l’été, Pokémon Go contamine le monde en effaçant la barrière entre la rue et l’écran. Du centre à la périphérie, le phénomène a envahi Bruxelles et change notre rapport à la ville, à ses habitants et au jeu vidéo. Reportage au coeur d’un phénomène déjà culte, du Parc Royal à la centrale électrique de Drogenbos.
Un cri, un seul suffisait à évacuer, au pas de course, trois cents personnes du Parc Royal à Bruxelles ce mardi 26 juillet. Pas d’alerte à la bombe en vue. Mais bien une bête rare qu’un chasseur de Pokémon Go venait de détecter à la Cathédrale des Saints Michèle et Gudule, proche. Certains enfourchent leur vélo. D’autres grimpent en voiture. Épicentre de cette appli qui brasse quotidiennement 1,6 million de dollars, le plan d’eau voisin du Palais Royal s’est vidé de sa foule en quelques secondes. « La scène est habituelle depuis une semaine. Certains s’amusent même à lancer des fausses rumeurs et la foule suit, c’est dingue », sourit Samy, habitué des lieux. « Je travaille au Parlement flamand voisin, j’ai vu le rassemblement grandir de jour en jour ici depuis une semaine. Vu que les espèces de Pokémon changent quand la nuit tombe, hier à 22h30, il y avait autant de monde qu’aujourd’hui. »
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Jeu de tous les records que Le Monde qualifiait très justement de beau et absurde, Pokémon Go crépite surtout comme la première expérience de géocaching au monde déplaçant des foules significatives. À Mons, trois jours avant sa sortie officielle (ce lundi 25 juillet), une centaine de gamers se réunissait Place du Parc pour trouver l’oiseau rare. La police d’Anvers fermait récemment une rue à la circulation pour cause de chasse trop intense. L’appli qui réunissait 2000 personnes dans un parc de Sidney il y a deux semaines pousse avec malice et talent ses utilisateurs à marcher d’un point d’intérêt à un autre. Plusieurs sites web non officiels comme Pokévision permettent en outre de repérer les éphémères apparitions d’espèces rares.
« On l’a eu, on l’a eu! » clament, essoufflés, trois compères de trente à quarante ans. Prise du jour? Un Lokhlass, monstre aquatique bleu apprécié des chasseurs qui est apparu à l’angle de la rue Saint-Boniface et de la rue Solvay, à deux pas de Matonge et de la porte de Namur à Bruxelles. « On vient de courir 500 mètres depuis la Place Stéphanie. On part surtout en chasse en fin de journée et pendant notre temps de midi, aujourd’hui la moitié du parc d’Egmont y jouait », précise tout sourire Eliot, l’un d’entre eux. « On repère vite les gens qui sont en train d’y jouer, leur posture est spécifique. Le truc, c’est d’utiliser des leurres qui attirent temporairement plus d’espèces sur un lieu qu’on choisit. Les autres joueurs le voient et rappliquent directement. C’est fou. »
Pannini nouvelle génération
Gratuit mais gorgé de micro paiements facilitant la tâche, Pokémon Go demande d’abord de personnaliser très succinctement son chasseur. Le titre plus téléchargé que Tinder sur le Play Store de Google gravite ensuite autour de trois activités principales. Soit une gestion de son inventaire/bestiaire et des combats de créatures aux mécaniques très succinctes. Moteur aux conséquences parfois cocasses voire tragiques, la phase de chasse en rue trônait par contre en tête des préoccupations de tous les chasseurs croisés à Bruxelles lors de ces trois jours d’essais du jeu.
Mue par une motivation bien connue des lépidoptérophiles et des spotters, cette quête se distingue d’une chasse aux papillons ou aux images d’avion car elle passe via une carte façon Google Maps. Le logiciel ne dévoile des Pokémons que dans un périmètre très limité du joueur. Dès le contact effectué, l’écran du téléphone demande alors d’effectuer une sorte de tir au panier comme au basket pour capturer la créature. Fourbe, la carte n’affiche toutefois ces dernières que dans un rayon d’à peine quelques mètres autour du joueur. Gorgés d’objets aidant à la capture et à l’élevage de Pokémons, les différents hot spots des Pokéstops se dévoilent dans un périmètre un peu plus large mais limité. Tout est fait pour pousser à l’exploration. Sans trop y réfléchir et dès l’effet de gène passé, on enfile les kilomètres comme un jour de soldes.
Cubes bleus présents en nombre au Parc Royal de Bruxelles, les fameux Pokéstops se traduisent en route par des monuments importants, des sculptures contemporaines mais aussi des mosaïques de façades d’immeubles. En une dizaine de minutes, on redécouvre littéralement son quartier. Au centre de Bruxelles, certains détails de l’enceinte du Palais Royal comme l’Ange sur le Globe terrestre ou le Cavalier sans visage fascinent. Dommage que ces oeuvres mises en valeur avec talent lors de l’exploration manquent d’informations historiques et ne soient plus consultables a posteriori…
« Pokémon Go fait sortir les gens, j’ai rencontré un ami d’enfance que je n’avais pas vu depuis dix ans » poursuit Samy, au bord du plan d’eau du Parc Royal. Comme beaucoup de pratiquants, le trentenaire est armé d’un chargeur de smartphone. Mais le sien est solaire, ce qui créé le débat autour de lui. « L’ambiance est vraiment détendue, on échange des astuces. Il y a des vendeurs de boissons à la sauvette car la buvette du parc est fermée. Mais ce sont aussi des joueurs de Pokémon Go donc ça va. Comme ils doivent rester sur place pour surveiller la marchandise, ils se relayent à tour de rôle et prennent les téléphones de leurs potes quand il faut aller chercher un monstre rare au loin ».
Enfants non admis
Des grappes d’amis, beaucoup de couples, une joggeuse, un promeneur accompagné d’un chien, des jeunes cadres en costumes (qu’on jurerait sortis des bureaux d’ING tout proches). Contrairement aux apparences, le public sur place n’a rien d’enfantin. Demandant un smartphone performant équipé d’une coûteuse connexion data, l’aire de jeu de Pokémon Go ne peut en outre se limiter à un quartier et demande de pouvoir se déplacer loin. En voiture de préférence. Rivages de lac, parc, cimetière… À chaque lieu ses espèces. Des rumeurs circulent d’ailleurs sur des apparitions de races électriques près de centrales d’Electrabel. Sous l’oeil des caméras de sécurité, on a testé celle de Drogenbos, sans grand résultat…
En expédition à 23h, dans les environs désertiques de l’église Saint-Pie X de Forest, des Pokémons spectraux auraient également pu briller. Seule apparition du soir, un chasseur esseulé et visiblement apeuré par notre présence qui a branché le haut-parleur de son téléphone pour se rassurer auprès d’un proche. Les accidents, vols et blessures s’étalent donc sans surprise, quotidiennement dans les colonnes des faits divers sur le web. Le côté obscur des boules rouges et blanches de Niantic et Game Freaks n’a pas fini de faire parler de lui.
Au-delà d’un gameplay (1) pas très futé, le jeu qui prolonge l’idée de motion gaming de la Wii de Nintendo soulève des doutes légitimes. Certains le voient ainsi comme un symbole d’une société malade qui marche et dialogue en rue pour une cause inutile. Nuit debout es-tu là? D’autres comme Oliver Stone s’inquiètent de l’exploitation des données privées du jeu où plane l’ombre de Google (Niantic était une des anciennes filiales). À ce sujet, on notera d’ailleurs que l’ensemble des photos de monuments du très commercial Pokémon Go a été réalisé gratuitement par les utilisateurs d’Ingress, titre de géocaching qui lui sert de base. Pour le copyright, on repassera.
Même si aux États-Unis, certains Pokéstops sont déjà vendus à McDonald, impossible de ne pas sourire face au phénomène de l’été. Les règles très laconiques du jeu forcent en effet ses adeptes à se parler en rue pour échanger des infos. Pour évoluer dans les combats et conquérir des positions géographiques, évoluer seul est en outre impossible. Un sentiment étrange, au bilan de ce bref essai. Celui d’avoir abordé plus d’inconnus en rue en trois jours qu’en trois ans. Le tout sans a priori social ou culturel. Déjà ça de pris, en ces temps de sinistrose totale.
(1) Ressorts et règles qui régissent un jeu vidéo
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