Organiser une soirée au temps de l’Omicron, écrire sur la nuit en plein #BalanceTonBar

Fuse, le 1er octobre 2021. © YAQINE HAMZAOUI
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Petit revival « Sortie de Route » pour ce Crash Test S07E12! C’est que si écrire sur la nuit est devenu très compliqué, rappeler qu’une culture noctambule positive vaut toujours mieux qu’une ambiance apocalyptique et orwellienne n’est peut-être pas du luxe, par les temps qui courent.

L’autre jour, j’ai par inadvertance entendu longuement parler des jeunes acteurs culturels relativement connus de la soirée dansante qu’ils comptaient organiser. Je ne dirai pas de qui il s’agissait, ni où ça se passait, encore moins où cela se serait passé; le but n’étant pas ici de moquer ou de charger quiconque mais bien de partager une anecdote qui en dit je pense long sur l’influence de cette période pourrie sur la vie culturelle, probablement à long terme. Disons que j’étais une mouche sur un mur. Ou un quidam sur un quai de gare. Ou un mec anonyme avec un spéculoos et un café à une terrasse. Et qu’à portée d’oreille, deux types et une artiste électro parlaient. Sans se douter un seul instant que je prenais des notes mentales, que leur discussion allait servir de base à une chronique publiée sur le site d’un magazine culturel respecté et qu’en les écoutant, je me suis à la fois senti bien vieux mais aussi très très content d’avoir eu 20 ans en 1989 plutôt qu’en 2021. C’est quand ils ont commencé à parler de « logistique Covid » que mes instincts de journaliste se sont éveillés. « La salle exige le Covid Safe Ticket Plus« , a expliqué un des gars. C’est-à-dire, si j’ai bien tout compris, que pour participer à leur nouba, il aurait fallu un CST valide mais aussi garder le masque et, « dans la mesure du possible« , respecter les distances sociales. À moins de se faire sur place un test antigénique, à ses propres frais (2 euros).

C’est illu0026#xE9;gal mais si vous ne le faites pas, les poulets peuvent vous coller une mu0026#xE9;ga-prune?

J’ai d’abord pouffé, pensant que « ça en ferait des choses à se mettre dans le pif, ce soir-là! » Je me suis également aussitôt demandé comment deux types s’occupant de l’entrée et une fille de la musique, tout organisateurs soient-ils sur papier, pourraient bien vérifier que quelqu’un ne s’étant pas foutu d’abord le coronamètre dans le pif pour l’en ressortir vert n’enlève pas son masque sur le dancefloor, à cinquante têtes de là, dans un endroit par essence sombre, juste parce qu’il en a envie. « C’est à qui de vérifier que les mesures soient respectées?« , a d’ailleurs demandé un des types. Réponse formidable de son pote: « En vérité, personne! Ce n’est pas notre boulot ni celui du personnel de la salle. C’est même carrément illégal que l’on vérifie. Mais en cas de contrôle, on est dans la merde car ce sont de très grosses amendes! » Sur ce coup-là, je n’ai pas pouffé du tout. J’ai plutôt tenté d’y comprendre quelque chose: c’est illégal mais si vous ne le faites pas, les poulets peuvent vous coller une méga-prune? Dans une salle où les flics passent régulièrement, puisque ses problèmes de voisinage sont notoires!!! Hein? C’est quoi ce tirage du Lotto aux numéros sûrs d’être gagnants? Qu’est-ce donc que cette diablerie? Do you speak Martien? Et comme si cet aspect kafkaïen déjà royalement de nature à miner bien des enthousiasmes ne suffisait pas, la fille a alors encore demandé ce qui se passerait « s’il y avait une sale enroule dans la salle?« , en clair, si une femme suspectait son verre d’être allongé au GHB ou se sentait sexuellement agressée. « Ben, ça, c’est l’affaire de la sécurité« , a répondu, en toute logique, un des gars. « Et si ça flambe ensuite sur les réseaux sociaux et que l’on passe pour complices?« , a continué la fille, très sérieuse, visiblement même assez angoissée à cette idée.

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Je ne déconne pas pour la forme ou histoire de dramatiser l’anecdote: je me suis alors senti à la fois très triste, pour eux, et très heureux, pour moi. Triste qu’une jeunesse relativement privilégiée (pays libre, économie occidentale, temps de paix, personnes intelligentes et cultivées…) puisse se traverser dans une telle sinistrose, peut-être bien la troisième sur le podium de la seum récente, juste après celles générées par les deux guerres mondiales. Heureux en revanche que, « de mon temps« , pour réussir une soirée, il suffisait de brancher le matos, balancer la purée, prévoir un dealer d’appoint en cas de rupture de stock ainsi qu’habiliter un ou deux karatékas à balancer un bon gnon aux gros relous qui serreraient un peu trop les copines. Rien de plus. Easy. Or, c’est justement cette facilité à faire danser les gens et libérer des angoisses qui a, je pense, donné naissance à un mouvement, une culture, tout un pan économique. Précisément le secteur que les errances restrictives des autorités bombardent à cadence soutenue depuis deux ans. Bien entendu, il est possible qu’une nouvelle culture importante et florissante naisse de cette adversité et de ces difficultés. Ou que l’actuelle mute en variant encore plus combatif. Cela s’est vu. Souvent. N’en demeure pas moins qu’il me semblait planer beaucoup de menaces fantômes sur les projets festifs de ces jeunes gens. Que leur discussion m’a fait même l’effet d’un polaroïd sinistre, rappelant que si dans ma tête, la référence festive ultime reste 24 Hour Party People, dans la leur, ça serait plutôt Black Mirror. D’autant qu’à peine quelques jours plus tard, leur teuf était évidemment tout simplement annulée, vu que nous entrions alors dans la phase Omicron de la pandémie et que le monde de la nuit était prié d’une nouvelle fois (la) boucler.

Ce qui ne va pas changer grand-chose pour moi, qui ne sortait déjà plus beaucoup bien avant la première slaptitude de chauve-souris à Wuhan. De nos jours, je ne comprends d’ailleurs plus rien à la nuit, ce qui explique aussi pourquoi je n’écris presque plus sur le sujet. Je ne m’en sens plus capable. Ne fut-ce que parce que dans la situation actuelle, mon avis change plus vite que je ne change de chaussettes et il est pourtant rare que je porte la même paire deux jours d’affilée. D’abord, en 2020, je trouvais en effet le milieu de la nuit totalement irresponsable face au Covid. Puis, qu’il se victimisait un peu trop. Ensuite, qu’il se faisait royalement entuber. Encore après, qu’il était complètement con de ronchonner contre le CST, avant de me rendre compte que j’étais en fait moi aussi contre le CST, certes pour des raisons plus pratiques qu’éthiques. Covid mis à part, je ne saurais d’ailleurs pas non plus trop quoi dire de #BalanceTonBar sans que je ne passe ensuite pour complice, tiens, justement, et que je ne flambe probablement moi aussi sur les réseaux sociaux. Je n’ai pourtant rien, ni personne, de scandaleux à défendre. Juste quelques nuances à apporter, quelques perspectives à proposer. Rien que celle-ci, déjà: est-ce vraiment un hasard que la clientèle se plaigne de plus en plus d’une ambiance glauque alors que la cocaïne a définitivement remplacé les cachetons et la beuh dans une majorité de poches? Ou celle-là, haha: est-ce vraiment indiqué de proposer sans la moindre ironie une Marche aux Flambeaux quand on se fait justement continuellement traiter de féminazie sur les réseaux sociaux?

Une culture enthousiasmante peut-elle vraiment nau0026#xEE;tre d’une somme de toutes ces peurs?

Malgré la différence d’âge et d’occupations noctambules, nous partageons donc en fait le même ressenti, ces jeunes et moi. La crise Covid et la façon fort désordonnée et souvent inopportune dont les autorités y répondent (sans compter les commerçants flippés qui font ensuite du zèle dans l’application des mesures) minent notre rapport à la réalité, empêchent de percevoir ce qui nous entoure comme relativement stable. Ce que j’ai envie de faire aujourd’hui et n’est que fort banal – acheter des disques en Allemagne, boire du rhum à la cannelle sur un Marché de Noël, danser sur un mix électro dans un bar chelou – peut très bien être interdit demain. Ça donne à tout ce qui nous entoure un côté absurde, instable, imprévisible et paranoïaque. Pour peu que l’on ait également une vie ne fut-ce qu’un tout petit peu publique, que l’on organise des soirées ou publions des choses, s’ajoute donc aussi désormais à l’absurdité du quotidien et à la parano de se choper le virus, la possibilité de se faire socialement lyncher, y compris pour des raisons sur lesquelles nous n’avons pourtant aucun contrôle. Quelle est la responsabilité d’un type qui loue une salle si un serveur qu’il ne connaît pas cale une main aux fesses d’une cliente? En quoi ne pas être d’accord avec les méthodes d’un mouvement militant fait de moi le complice de crimes présumés dont j’estime les auteurs seuls responsables et pas la société, le genre ou la « race dominante »? Question subsidiaire, la plus importante: une culture enthousiasmante peut-elle vraiment naître d’une somme de toutes ces peurs? Voilà, c’est dit. Débrouillez-vous avec ça! Je retourne écouter de la house utopique de 1990 pétée à l’ecsta qui rend love et lire des bouquins au lit dès 19h30!

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