Urgent: Fédération Wallonie-Bruxelles recherche écrivain payé en cacahuètes, au style plat et n’ayant pas trop d’imagination…
La Fédération Wallonie-Bruxelles a une drôle de façon d’encourager la littérature dans l’enseignement. Ses critères? Le moins cher possible, pas de tournures de phrases trop compliquées et surtout pas de sujets sensibles. Du pudding industriel, quoi.
“Osons l’imaginaire.” Le thème de la prochaine Foire du livre de Bruxelles (du 30 mars au 2 avril à Tour & Taxis) est alléchant. Dans un monde saturé de réel, la proposition tient de la bouée de sauvetage. Que ce soit pour fuir un présent poisseux et suffocant ou pour esquisser les contours du futur, l’exploration de territoires fictifs nous arrache à la double peine du temps et de l’espace. Dans ce laboratoire à chimères aussi grand que l’univers et qui tient pourtant tout entier dans une petite boîte (crânienne), hommes et femmes malaxent, éprouvent, défient et peaufinent leur humanité.
La littérature est l’une des voies royales pour accéder à ce gigantesque parc d’attractions où chaque manège secoue les idées reçues. Un catalogue de sensations fortes d’autant plus étoffé, élaboré et riche que le cerveau y aura eu accès dès le plus jeune âge. Voilà pourquoi les pédopsychiatres invitent les parents à lire des histoires à leurs bambins. Voilà pourquoi aussi les programmes de l’enseignement prévoient d’apprendre aux enfants à lire et à écrire bien sûr, mais également à rêver et à fouler des mondes invisibles via la lecture de contes, de romans et de poésie. Une occasion unique de voyager du bout des yeux et de se glisser dans la peau de personnages qu’on n’approchera sans doute jamais dans la “vraie” vie.
Je peux en témoigner, mes premiers émois littéraires remontent à l’école primaire. “Une triperie, deux pierres/Trois fleurs, un oiseau/Vingt-deux fossoyeurs, un amour/Le raton laveur, une madame untel/un citron, un pain/Un grand rayon de soleil…” En découvrant cet Inventaire de Prévert grâce à Madame Stéphanie, énumération d’objets et de sentiments sans lien apparent, si ce n’est leurs sonorités finales, je me souviens avoir été chaviré par le flow enivrant de la rythmique et le sens mystérieux de cette cascade de mots. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que la magie reposait sur une liberté formelle et conceptuelle totale. L’alchimiste Prévert avait transformé le plomb de la banalité en métal artistique précieux.
Ce long détour pour dire qu’on ne peut pas transiger avec le libre arbitre de l’écrivain. Lui mettre des balises trop figées, lui imposer un cadre trop étriqué, c’est comme enfermer un oiseau dans une cage et lui demander de chanter l’Hymne à la joie. Que certains régimes autoritaires tentent de faire taire des plumes dissidentes -comme Asli Erdogan en Turquie- c’est déjà insupportable, mais quand ce contingentement émane d’institutions qui sont censées protéger la liberté d’expression, et même l’encourager, c’est carrément flippant.
C’est pourtant ce qui est arrivé la semaine dernière avec la proposition de “rédaction d’une nouvelle pour les évaluations externes CE1D en français” émanant de la Fédération Wallonie-Bruxelles (secteur enseignement). Sur le papier, une belle idée: solliciter la communauté des auteurs locaux pour écrire un texte de fiction qui sera soumis à la sagacité des élèves de deuxième secondaire. Sauf que dans les faits, comme s’en sont émus près de 80 écrivains dans une carte blanche, l’opération a viré à la farce tragique. En cause: un système de points comme on en voit dans les marchés publics pour des travaux de voirie. L’offre la plus basse remporte le plus de points, pareil pour celle qui évitera les sujets sensibles et les ellipses. Ce n’est plus du soutien à la création, c’est de la censure déguisée!
On peut y voir une maladresse de la bureaucratie. On peut aussi y voir le symptôme d’une dérive de la démocratie, contaminée par la logique de performance. À juste titre, les signataires déclinent l’invitation empoisonnée. “Nous vous conseillons également l’usage de ces générateurs de textes en ligne dont on parle tant aujourd’hui, ajoutent-ils avec humour. Leur avantage sur nous: la rapidité, la gratuité, la conformité à la demande, l’absence de personnalité. Il leur manquera l’âme, le plaisir de l’écriture, mais surtout celui de la lecture.” Mais apparemment, ces notions-là, le frisson et l’intelligence, ne figurent plus au programme de l’éducation en 2023. Sans doute préfère-t-on fabriquer des esprits dociles formatés pour consommer…
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