Pourquoi les chansons cataloguées beaufs deviennent-elles tendance

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Dans Partir un jour, le film qui a fait l’ouverture à Cannes, Juliette Armanet reprend notamment des tubes du boys band 2Be3. Un exemple de plus de recyclage de la production beauf par les élites culturelles.

On en a tous plein la tête, des chansons ringardes, des tubes de variétoche comme on dit en se pinçant le nez, logées dans les moindres recoins de la mémoire depuis l’enfance. Elles nous agacent, nous consolent, nous émeuvent, même si on ne l’admettrait pas sous la torture. Il suffit de quelques notes échappées d’une B.O., d’une pub ou d’une soirée où elles finissent toujours par surgir et mettre le feu au dancefloor, pour qu’elles ne vous lâchent plus de la journée ou de la nuit. Celui qui les a le mieux décrites en connaissait un rayon sur le sujet: «ça s’en va et ça revient, c’est fait de tout petits riens , ça se chante et ça se danse, et ça revient, ça se retient, comme une chanson populaire.» C’est exactement ça, un côté évanescent, entêtant et irrésistiblement entraînant.

Malgré leur force de frappe et leur longévité à toute épreuve (ma fille de 28 ans me confiait que Voyage voyage s’invitait encore régulièrement dans les soirées arty de Saint-Gilles), elles ont toujours souffert d’une réputation peu flatteuse. En tout cas dans les milieux qui «valent mieux» que ces paroles sirupeuses ou sans queue ni tête, ces mélodies simplistes et accrocheuses, et dans lesquels avouer un faible pour, au choix, Joe le taxi, Libertine ou I Will Survive (l’ostracisme ne se limite pas au répertoire francophone) passe pour une faute de goût impardonnable. Bien sûr, même les plus récalcitrants ont un jour cédé aux avances d’un tube de camping, mais c’était évidemment à prendre au quatrième ou cinquième degré, dans une perspective quasi carnavalesque, une manière de se glisser trois minutes chrono dans la peau de «l’autre», le populo, le plouc.

« Voyage voyage » de Desireless, presque 40 ans et pas une ride.

La malédiction de ce catalogue, où l’on retrouve aussi bien Johnny, Mylène Farmer que les boys bands, tient pour beaucoup à un système de domination sournois des classes dominantes sur les groupes sociaux en déficit culturel, avec à la clé un sentiment de supériorité pour les uns, de honte intériorisée pour les autres. Un processus que décrit parfaitement Rose Lamy dans son essai Ascendant beauf (Seuil) (1). Et qui repose sur des attributs –stigmates?– connotés. Citons pêle-mêle le tuning, les tenues flashy en fibres synthétiques et les chansons de Sardou et de Sheila. Sans oublier les idées courtes qui vont avec, teintées de racisme, de complotisme et de populisme.

Bonne nouvelle, les snobs ne devront bientôt plus faire semblant de détester les hits de la France (et de la Belgique) d’en bas. Selon une loi bien connue des sociologues, le moche d’hier est le beau de demain. C’est une nouvelle fois en train de se vérifier. Soucieux de se distinguer par tous les moyens possibles, l’avant-garde se réapproprie sans vergogne les codes de cette sous-culture.

Sous sa forme pénible, parce que relevant d’une gentrification carnivore qui risque de pénaliser les dominés, ce recyclage se traduit par un regain d’intérêt pour les bars PMU, les bobs et les claquettes, bref le kitsch. Un mouvement de fond qui se traduit au niveau artistique par l’adoption des standards infréquentables. On a un bel exemple avec le film qui a fait l’ouverture du festival de Cannes: Partir un jour, d’Amélie Bonnin. Dans cette comédie karaoké, Juliette Armanet donne de la voix. Pas pour reprendre David Bowie ou Bob Dylan, mais bien les 2Be3. Et comme par enchantement, des morceaux qui crissaient aux oreilles prennent soudain des allures de ballade arty.

Preuve s’il en fallait encore que la perception est avant tout une question de point de vue, de hiérarchisation. Dans cette collision entre deux mondes, n’oublions juste pas de rendre à… Kevin ce qui appartient à Kevin.    

(1) Lire aussi le grand entretien de Rose Lamy dans Le Vif du 15 mai 2025.  

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