Où passe donc notre temps? « Depuis l’invasion numérique, je ne sais plus où donner de la tête » (édito)
Le progrès allait nous faire gagner du temps. Pourtant, depuis l’invasion numérique, je ne sais plus où donner de la tête. Quelqu’un sait où se trouve la pédale de frein?
Débordé, dépassé, largué… Depuis quelques années, au moins une fois par minute, j’ai l’impression de me noyer. Trop de stimuli, trop de tentations, trop d’obligations, trop de “to-do lists”. C’est comme si j’étais prisonnier d’un cauchemar où je serais un cuistot en plein coup de feu, abandonné par sa brigade, et qui doit gérer tout seul l’avalanche de commandes.
Cela démarre dès le matin. À peine rallumé, mon esprit est déjà encombré par la paperasserie à évacuer d’urgence -factures, rendez-vous, mails de réclamation…- et par la liste des choses à régler au plus vite, pour le boulot mais aussi pour la maison, pour les enfants, pour sa santé, pour la voiture, ou encore -et c’est un comble- pour les loisirs. Bonjour les palpitations.
Je me lève et mon pied ne rencontre pas un sol ferme et rassurant mais des sables mouvants qui menacent à chaque instant de m’engloutir. Seule option: s’empresser d’escalader la montagne qui barre l’horizon -traduction: saisir son smartphone et déblayer le terrain comme on déneige le pas de sa porte-, sauf que le chemin est semé de cailloux et de ronces, et que chaque tâche semble en appeler d’autres, reproduisant dans la réalité le labyrinthe pervers de ces SAV qui vous renvoient d’un service à l’autre, avec la circonstance aggravante de vous infliger du Vivaldi en boucle. Bref, plus j’avance, plus je recule. Le lapin blanc d’Alice au pays des Merveilles qui court derrière le temps, c’est moi!
Je caricature un peu mais on n’est pas loin de la réalité. J’ai d’abord mis ces convulsions sur le compte du Covid, en me disant qu’après le ralentissement forcé, les muscles étaient un peu rouillés et qu’il me fallait être patient, que je reprendrais bientôt “naturellement” le rythme effréné de la vie moderne. Mais trois ans plus tard, aucune amélioration. La situation aurait même tendance à empirer.
C’est donc que ça coince ailleurs. L’âge? On n’a plus la même vivacité à 50 ans passés qu’à 25, c’est sûr, mais pas de quoi expliquer que le paysage défile subitement à toute vitesse derrière la vitre. Et puis, j’observe les mêmes symptômes de surmenage et d’épuisement dans mon entourage, y compris chez les plus jeunes. Une intuition récemment confirmée par une enquête en France de la Fondation Jean-Jaurès qui révèle que le temps pour soi est devenu une denrée rare, plus précieuse encore que l’argent…
On a donc visiblement affaire à une épidémie, à un “mal du siècle”, d’ailleurs documenté par les sciences humaines. “La question du rapport au temps est un élément décisif de la construction d’une société paradoxante. Le temps chronologique, traditionnel, ponctué par l’horloge qui égrène ses heures dans une régularité linéaire immuable, tend à disparaître au profit d’un temps éclaté dans des temporalités multiples. Le temps de la mondialisation déborde celui de la vie humaine. La culture de l’urgence, issue du monde de l’entreprise, se répand dans la sphère familiale et dans la vie quotidienne”, constatait déjà en 2018 le sociologue Vincent de Gaulejac dans l’ouvrage collectif @ la recherche du temps (éditions Erès).
À qui la faute? À notre mode de vie dédié à l’efficacité et à la productivité (affectant jusqu’à nos moments de détente, sportifs notamment, eux-mêmes asservis à la dictature de la performance), et à l’accélération induite par les nouvelles technologies. Nous y voilà. Le progrès était censé nous libérer des basses besognes. Et par ricochet nous faire gagner du temps. Au feu les dictionnaires et les heures dans les bibliothèques, Google tournerait les pages pour nous. Sauf qu’on a oublié de préciser qu’en passant d’une société linéaire, un peu prévisible et monotone, à une société en réseau, électrique et disruptive, on s’est retrouvés enfermés dans une logique d’immédiateté qui met nos neurones et nos agendas sous pression.
“Cherche et tu trouveras”, dit la Bible. Un pieu mensonge. J’ai le sentiment de chercher de plus en plus -mes mots de passe, une borne libre pour recharger mon tank, le bon émoji pour ne pas molester ma pensée, une banque avec des humains…- et de moins en moins trouver une réponse. J’ai dû louper la dernière mise à jour de Dieu.com…
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