Les artistes, maillon essentiel du «devoir de mémoire»
La disparition des dernières victimes et témoins de la Shoah fait craindre l’amnésie. En se penchant encore et encore sur ces pages sombres de l’Histoire, les artistes maintiennent les consciences en alerte.
C’est la hantise des historiens: qu’avec la disparition des derniers survivants, la folie meurtrière de la Seconde Guerre mondiale s’efface peu à peu dans la mémoire collective. Et que cette amnésie incite certains à minimiser le génocide d’abord -comme quand Jean-Marie Le Pen taxait les chambres à gaz de “point de détail de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale”-, et ne facilite la prolifération de nouveaux discours d’extrême droite ensuite. Au risque à terme de faire cruellement bégayer l’Histoire. “Ceux qui oublient le passé sont condamnés à le répéter”, mettait pourtant déjà en garde le philosophe américain George Santayana au lendemain du conflit.
Rien ne remplacera bien sûr la parole des témoins directs. Tous ceux qui ont entendu l’infatigable Simon Gronowski raconter “sa” Shoah (évasion du convoi qui le conduisait à Auschwitz, où ont péri sa sœur et sa mère) auront éprouvé dans leurs tripes l’ignominie de l’entreprise nazie. C’est la force du partage d’expérience les yeux dans les yeux. Rencontrer un survivant, c’est annihiler la distance, c’est ajouter une puissance émotionnelle et morale au souvenir.
Pour autant, il n’y a pas de fatalisme, pas de condamnation d’office à l’oubli quand les dernières voix se seront tues. Comme un muscle, la mémoire s’entretient. Idéalement en combinant les exercices statiques et dynamiques. Par exercices statiques, on entend les commémorations, les cours d’Histoire, les documentaires, les lieux de mémoire, bref tous ces espaces et moments ritualisés qui rappellent la chronologie du génocide, expliquent les causes et entretiennent la flamme d’une vérité inaliénable. Ensemble, ces initiatives forment une digue contre le révisionnisme et le relativisme.
Mais ce travail, aussi essentiel soit-il, manque parfois de substance, de chair pour imprimer durablement et profondément la géographie intime. En devenant des destinations touristiques de masse, même les camps d’extermination ont perdu de leur pouvoir de suggestion. Plus le temps passe, plus les nouvelles générations peuvent avoir le sentiment que ces pages sombres ne les concernent pas, qu’ils sont immunisés contre les errements du passé. Or c’est sur ce terrain dévitalisé que vont pousser les rejets des plantes vénéneuses qui ont endeuillé le XXe siècle. D’où l’importance d’inscrire aussi l’Holocauste dans des récits incarnés. Et c’est ici que l’art joue un rôle-clé. C’est un peu la salle de gym de la mémoire.
Même si ce n’est pas sa vocation première, et heureusement, la fiction qui traite de sujets aussi sensibles a forcément une composante pédagogique. À travers leur regard et leur sensibilité, les artistes nous confrontent à une représentation qui est sans doute ce qui se rapproche le plus, émotionnellement parlant, des sinistres événements. Comme dans un jeu de rôle virtuel ultra réaliste. C’est en cela que les films mémorables sur la Shoah se distinguent des manuels d’Histoire. De par les choix esthétiques ou moraux posés, ils communiquent des émotions et provoquent des débats qui abolissent le temps et l’indifférence. C’est le cas des lents travellings silencieux de Nuit et brouillard d’Alain Resnais comme de l’enchaînement des témoignages dans Shoah de Claude Lanzmann. Et même quand un réalisateur prend le parti d’en rire comme Roberto Benigni, c’est encore pour dénoncer l’inhumanité à l’œuvre.
Bonne nouvelle, l’éclipse des rescapés de l’horreur ne s’accompagne pas d’un désintérêt du monde culturel. Au contraire, plus la menace d’une résurgence de la peste brune se précise, plus les artistes semblent revenir aux sources du Mal pour questionner encore et encore l’impensable. Rien qu’en ce moment, la Seconde Guerre mondiale hante deux films aux approches formelles et aux propos très différents: The Zone of Interest et One Life. La banalité de l’horreur d’un côté, le courage de l’autre. Elle est aussi le moteur d’un (télé)film qui cartonne sur Netflix (Will de Tim Mielants) et de nombreux romans (notamment La Pouponnière d’Himmler de Caroline De Mulder). Et on la retrouve même au cœur d’une comédie musicale hollandaise sur la vie d’Anne Frank. Assez pour réveiller les consciences tentées par un remake? L’avenir le dira.
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