Le livre, un objet du passé? Pas si vite
Certains l’ont déjà enterré. Le livre fait pourtant mieux que résister: malgré un contexte difficile, les initiatives en faveur de la « bibliodiversté » se multiplient. Souvenons-nous: un homme ou une femme qui lit en vaut deux…
J’ai la littérature dans le sang. Donnez-moi un livre, un roman, et j’oublie de manger, de me laver, de dormir, de faire mes 200 pompes, de m’abrutir sur Insta, et même peut-être d’aller chercher les enfants à l’école. Les mots, les phrases qui virevoltent, qui dansent, qui fouraillent, qui explorent, qui divaguent, qui chahutent, qui grattent, c’est ma came, ma blanche, ma poudreuse. Sur une île déserte, je n’embarquerais pas un pack de Spa Reine mais ma bibliothèque. Quand j’aurai soif, je boirai les paroles de Don Carpenter, de James Baldwin, de Robert Goolrick, de Virginie Despentes.
Les écrivains et écrivaines ont semé dans mon jardin intérieur des petites graines qui ont fait ce que je suis. Avec Roald Dahl, j’ai découvert l’irrévérence et l’espièglerie joyeuse. Avec Zola, le pouvoir de l’observation et le déterminisme social. Avec Kundera, les méandres et les pièges de la mémoire. Avec Hervé Guibert, la sensualité et la puissance du dépouillement. Avec Tom Wolfe, la magie de la satire et les dérives du matérialisme. Mes lectures m’ont construit autant que les réprimandes maternelles, que les leçons des pédagogues, que les expériences sur le terrain.
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Cet attachement maladif à l’écrit, et donc à l’objet livre, n’est pas qu’héréditaire -une mère prof de français, cela laisse forcément des traces-, il est fréquent dans ma génération, la Gen X, et dans celle qui précède, les boomers. Un souvenir de jeunesse. Pour échapper à un quotidien morne, pour vivre d’autres vies par procuration, pour pousser les murs de leur chambre et de leur conscience, les ados de l’époque avaient le choix entre faire des conneries pour tester les limites, ou prendre le maquis avec la musique, le cinéma, les arts plastiques, les romans. Pour les millennials et surtout la Gen Z, c’est une autre affaire. Biberonnés aux pixels et à la satisfaction instantanée, leur centre de gravité s’est déplacé vers les écrans. Ils jugent les livres encombrants, trop longs, monomaniaques, barbants.
Pas étonnant du coup que certains préparent déjà les faire-part. Des signes suggèrent en effet le déclin: à Paris, on s’apprête à déboulonner les bouquinistes des quais pour faire place nette pour les J.O. Et tant pis s’ils font partie du décor et du patrimoine comme la tour Eiffel. À Bruxelles, c’est à la Galerie Bortier, joyau Art Nouveau et refuge historique des bibliophiles, que se prépare un autodafé. Avec la bénédiction de la ville de Bruxelles, ce haut lieu des imprimés de seconde main pourrait être sacrifié sur l’autel d’un “food market”. Encore un.
La répartition des budgets alloués au secteur reflète également ce désamour. L’aide accordée au milieu de l’édition, non revalorisée pour 2024, frise l’indécence. À peine 4 millions d’euros, soit 0,4% du gâteau pour toute la filière. C’est dire si le pays d’Amélie Nothomb, de Maurice Maeterlinck, de Jean Ray, de Caroline Lamarche tient la littérature en haute estime.
Faut-il se résoudre à parler de Gutenberg au passé? Peut-être pas. La résistance s’organise. De courageux trentenaires et quadras, n’écoutant que leur cœur plutôt que leur banquier, continuent d’ouvrir des librairies. Souvent avec une dimension collective pour être raccord avec l’esprit solidaire du temps. Comme chez Brin d’Acier à Schaerbeek. Ou comme chez Quartier Libre à Forest, une librairie-café coopérative au cœur d’un “écosystème éditorial connecté et transmédia”, adepte de la “biblio-diversité”, et qui fera prochainement l’acquisition d’une imprimerie 4.0 permettant de fabriquer des livres à la demande en 5 minutes. Un avant-goût du futur? Et puis il y a le succès des livres objets comme la saga Blackwater des éditions Monsieur Toussaint Louverture. En se refaisant une beauté, les bouquins pourraient attirer un nouveau public.
Cet objet magique -dont l’origine remonte à 19 000 ans sur les parois des grottes comme le rappellent les auteurs de L’Art du livre Michel Melot et Anne Zali (Citadelles et Mazenod)-, entame un nouveau chapitre de sa longue Histoire. En ces temps troubles, le livre (sans majuscule j’entends) est l’un des derniers remparts contre la barbarie. À l’hypertexte qui ne mène nulle part, préférez le texte tout court.
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