Laurent Raphaël
Le Canon flamand rate sa cible en glorifiant le passé et en niant ses artistes contemporains
Le Canon flamand est censé définir l’identité du nord du pays. Problème: il se focalise sur le passé et en oublie sa dynamique scène artistique contemporaine. Un coup de Canon pour rien.
Redouté par les uns, attendu comme le messie par les autres, le Canon flamand a été présenté en grande pompe la semaine dernière par le gouvernement du nord du pays. Précisons qu’on ne parle pas d’une nouvelle arme redoutable made in Flanders censée concurrencer à l’exportation les fleurons de la FN Herstal, mais bien d’une bible en 60 versets gravant dans le marbre des mentalités une certaine idée flatteuse de la Flandre. Pas sûr pour autant que les intentions qui ont présidé à la création de ce manifeste idéologique soient vraiment pacifiques…
S’abreuvant aux sources les plus diverses -on y croise aussi bien la pilule que la bataille des Éperons d’or, le Tour des Flandres que… Jacques Brel-, cet “outil pédagogique” fait remonter jusqu’à l’ère glaciaire les racines de l’identité jaune et noire. Une OPA sur le passé, comme si l’Homme de Néandertal rêvait déjà d’entonner le Vlaamse Leeuw en sirotant une Rodenbach. Selon leur sensibilité et leur proximité avec le projet, les historiens y voient au choix la première brique de la future nation flamande, un pamphlet anti-belge ou un aide-mémoire inoffensif pour les nouveaux arrivants et pour les guides touristiques en panne d’inspiration.
Il faut reconnaître à la N-VA d’avoir de la suite dans les idées. À force de taper sur le clou nationaliste, le parti de Bart De Wever va bien finir par l’enfoncer. Animés du désir ardent de faire sécession, les indépendantistes flamands utilisent tous les moyens légaux du soft power pour préparer les esprits à l’inéluctable. C’est dans ce cadre-là, sous couvert de dresser en toute objectivité l’inventaire des bijoux de famille, que s’inscrit ce coup de com politique. Par sa large diffusion, jusque dans les écoles, le Canon vise à décomplexer la mythologie flamande et à faire germer dans la tête des habitants d’abord, des autres Belges et des étrangers ensuite, la croyance que le Plat Pays est une entité culturellement homogène et séculaire, dont l’ADN agrège des faits historiques incontestables. Et tant pis si sur le même site figure une cartographie interactive montrant les frontières ô combien mouvantes au fil du temps de cette Flandre soi-disant éternelle. Des frontières qui ne se sont plus ou moins stabilisées qu’à la création… de la Belgique en 1830. Interdiction de ricaner.
Comme souvent avec les manifestes, ils en disent surtout beaucoup sur la personnalité de leurs commanditaires et sur la façon dont ils veulent être perçus à l’extérieur. Une image d’Épinal, ou plutôt une image d’Oud-Heverlee, que Jan Jambon rêve de superposer à l’iconographie belgicaine, son chocolat, ses frites, sa famille royale, ses Diables. Le choix, ou plus exactement l’absence de choix des entrées artistiques -les frêres Van Eyck, Brueghel l’Ancien, Rubens, James Ensor, Hugo Claus et une poignée d’autres-, trahit à la fois un malaise et une maladresse. On sait que la culture au sens large d’un pays englobe le folklore, la cuisine, les sciences, très bien, mais passe aussi et surtout par son patrimoine culturel, source habituellement d’une grande fierté. On n’imagine pas la France sans son Louvre, ses écrivains ou même sa French Touch. Faut-il voir dans cette modestie une méfiance à l’égard de la culture, et singulièrement de la création contemporaine? Le Flamand idéal à la sauce N-VA préfère le passé et les divertissements populaires à la production d’une caste subversive, élitiste et, pire que tout, cosmopolite. Ce qui nous amène à cette autre anomalie: le dernier événement culturel digne d’intérêt remonte à 1975. Il s’agit de la création de Rock Werchter. Rien depuis. Pas de trace d’Anne Teresa de Keersmaeker, de Luc Tuymans ou de dEUS. Bref, de tous ces artistes qui font rayonner la Flandre dans le monde depuis des décennies. Or, on sait que le gouvernement est à couteaux tirés avec le milieu culturel. En cause: la baisse des subventions et la tentation de conditionner les aides aux projets qui caressent la grandeur flamande dans le sens du poil. Ce Canon oublie donc une composante essentielle de l’identité nordiste: son audace, sa créativité, son insolence. Cela valait bien la peine de sortir la grosse artillerie…
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