Laurent Raphaël
L’art serait menacé de disparition dans l’espace public, raison de plus pour saluer le camion-opéra
Un camion-opéra sillonne les petites villes d’Auvergne-Rhône-Alpes à la rencontre de publics qui ne poussent pas ses portes. Une belle initiative qui montre l’importance de rendre l’art accessible.
Si tu ne vas pas à l’opéra, l’opéra ira à toi. C’est un peu le sens d’un projet étonnant initié par l’Opéra de Lyon. Depuis quelques semaines, et jusque mi-mars, un camion modulable fait escale dans de petites villes de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Une fois sur place, le semi-remorque se déplie comme un Transformer pour donner naissance à un chapiteau abritant un plateau et des gradins capables d’accueillir 100 personnes. Un véritable opéra de poche, où chaque soir des amateurs d’art lyrique mais surtout des novices se pressent pour découvrir Le Sang du glacier, une pièce contemporaine de la compositrice Claire-Mélanie Sinnhuber évoquant les dangers du réchauffement climatique à travers l’histoire d’un frère et d’une sœur confrontés à la fonte des glaciers. A la manœuvre, un baryton, une soprano et trois musiciennes.
L’initiative rencontre un franc succès. Et remplit sa mission: rapprocher l’art de ceux qui en sont le plus éloignés. Sans pour autant céder d’un pouce sur la qualité. De l’art lyrique hors les murs qui vient casser l’image de forteresse souvent accolée au petit monde du bel canto. L’univers de l’opéra, avec ses codes, ses tarifs et son public d’initiés, peut en effet intimider. Plus que les autres disciplines artistiques, apparues plus tard ou qui ont su conserver un ancrage populaire, il incarne malgré lui un élitisme culturel déconnecté de la réalité et des problèmes des «vrais gens». Et tant pis si les maisons les plus prestigieuses rivalisent d’audace ces dernières années pour moderniser leur répertoire, attirer les jeunes et déployer des scénographies spectaculaires. Une politique qui a d’ailleurs valu à la Monnaie de décrocher le titre de «meilleure maison d’opéra de l’année 2024» lors des OPER! Awards. Le président de ce prestigieux prix allemand mettait d’ailleurs en avant la programmation «très sophistiquée et esthétique» de l’institution dirigée depuis près de 20 ans par Peter de Caluwe, et le fait qu’«elle touche aussi les jeunes».
Mais les clichés ont la vie dure. D’où l’intérêt de casser les murs, et par la même occasion de remettre l’art au cœur de l’espace public. Un enjeu majeur dans le climat actuel de dévaluation de la raison, de la science, de la nuance, de l’empathie, de la beauté. Le monde culturel a reçu un coup sur la tête avec la montée en flèche des extrêmes. En interne, cela se traduit par la tentation de battre en retraite. Et pour les politiques qui subsidient largement ce secteur vital pour la démocratie, de couper dans les budgets. Au risque de compromettre non seulement un mouvement de fond vers le dehors enclenché par les théâtres, le cirque et même la danse, mais aussi de faire disparaître les sculptures de l’espace public.
«On a de plus en plus de mal à installer l’art dehors, à lui donner une place dans nos lieux publics», regrettait dans Télérama la philosophe Joëlle Zask, autrice de L’Art au grand air (éd. Premier Parallèle). Toutes les raisons sont bonnes pour faire le vide: éviter les polémiques, ménager les sensibilités, s’épargner les accusations de jeter l’argent du contribuable par les fenêtres. Mais des paysages urbains vidés de toute déflagration esthétique, qu’on aime ou pas, enclavent les esprits et font le lit de la surveillance et du contrôle social vertical. Des prisons à ciel ouvert en somme. La Belgique, qui doit son existence à un opéra, devrait s’en souvenir.
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