La retraite, un concept inconnu pour les artistes
Rares sont les artistes qui prennent leur retraite à l’âge légal. Hayao Miyazaki et Ken Loach ont attendu d’avoir plus de 80 ans pour tirer leur révérence. D’autres n’envisagent même pas un instant d’arrêter. Etre artiste, c’est à la vie, à la mort…
Coup sur coup, deux grands noms du cinéma mondial, Ken Loach (87 ans) et Hayao Miyazaki (82 ans), ont annoncé qu’ils rangeaient définitivement les caméras. The Old Oak et Le Garçon et le Héron seront donc les derniers films de ces deux monuments. Encore que, dans le cas du maître japonais, un doute subsiste puisqu’il avait déjà fait le coup de la retraite il y a dix ans lors de la sortie de Le vent se lève, portrait infusé d’autobiographie de l’ingénieur qui allait concevoir le Zéro, fleuron de l’aviation nippone durant la Seconde Guerre mondiale. Un titre qui, ça ne s’invente pas, se trouve être aussi celui choisi pour la VF d’un long métrage de son homologue anglais célébrant la liberté et égratignant l’impérialisme britannique sur fond de guerre civile irlandaise. À croire qu’un fil invisible, tissé d’humanisme, lie les deux réalisateurs par-delà leur opposition frontale de style, réalisme social pour l’un, onirisme débridé et animé pour l’autre…
Un choix légitime -après tout, l’âge légal de la pension pour le commun des mortels se situe dans la soixantaine- mais qui est plus rare qu’il n’y paraît dans le milieu artistique, où il est de bon ton -conformément à un idéal romantique forgé dès l’Antiquité?-, de “mourir sur scène, devant les projecteurs”, comme le chantait la reine Dalida. La nature particulière du “travail” créatif, qui implique un engagement total, viscéral, et floute la frontière entre vie privée et vie professionnelle, explique en partie cette longévité. On entend d’ailleurs souvent les artistes les plus endurants affirmer que la flamme brûle toujours dans l’âtre, fût-il en déliquescence. Comme l’infatigable Pierre Soulages, qui confiait au Monde en 2022: “Dans ma centième année, j’ai toujours du plaisir à peindre.” Entre-temps, le marathonien a rejoint la nuit de ses tableaux.
En théorie donc, l’artiste n’a pas de date de péremption. Pour autant que le corps tienne le coup, l’envie et la passion sont les seuls moteurs qui l’animent. Du moins quand ce n’est pas plus prosaïquement une nécessité matérielle qui impose de jouer les prolongations, la situation financière fragile de la plupart des intermittents de la culture les obligeant bien souvent, comme nombre d’artisans ou de professions précaires, à rejoindre les rangs des seniors actifs, même quand le cœur n’y est plus. Une étude récente en France révélait que 89% des professionnels de l’art ne déclaraient pas plus de… 5 000 euros de revenus par an. Si l’on évacue le mythe bourgeois de l’artiste maudit qui puise son inspiration dans la misère -merci Van Gogh…-, le privilège de zapper le pot de départ est surtout réservé aux acteurs, romanciers et plasticiens les plus bankable. Pour qui s’arrêter n’est souvent pas une option. Voire perçu comme un échec, une capitulation.
Pour un Pierre Perret -qui déclarait “la sagesse me dicte d’arrêter” au moment de déposer sa guitare à la veille de ses 90 printemps- et pour un Elton John qui a organisé ses adieux lors d’une méga tournée, combien d’Arno, de Sardou, de Michel Bouquet, d’Iggy Pop, de Marco Bellocchio qui ne lâchent pas l’affaire, même malades ou diminués, et continuent à créer sans compter à un âge où d’autres ont déjà posé leurs valises dans des homes depuis belle lurette? Si l’on peut souvent se réjouir de cette persévérance -heureusement que Miyazaki s’est ravisé pour livrer ce formidable conte-, les muses surgissant à tout âge, certains feraient quand même mieux d’abdiquer. On pense notamment à Renaud, dont la “carrière” a viré au tragi-pathétique. Tout le monde n’a pas l’élégance de David Bowie qui, sentant la fin proche, tirait sa révérence au son sépulcral d’un album testament habité, Blackstar.
Au-delà du cas particulier des artistes, c’est le regard de la société sur l’activité des aînés qui a (un peu) évolué. Une inflexion liée bien sûr au recul de l’espérance de vie mais aussi à l’influence d’une génération hédoniste bien décidée à dépoussiérer le concept. À l’image de la remuante et décomplexée Laure Adler, qui célébrait récemment la vieillesse dans un documentaire manifeste, La Révolte des vieux. Les artistes n’ont juste pas attendu les boomers pour lutter contre l’âgisme…
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