La liberté d’expression menacée par les wokes, les réacs et les obscurantistes
Prise en tenaille entre les extrêmes -de gauche comme de droite-, la liberté d’expression est de plus en plus contestée. Illustration avec le film Amal. Liberté, égalité, censure.
Tous ceux -enseignants, artistes, politiques, journalistes…- qui oxygènent la démocratie en faisant circuler les idées dans les veines du corps social s’exposent de nos jours à un retour de bâton idéologique brutal. Pas besoin de ventiler des opinions volontairement inflammables ou de flirter avec les limites de la liberté d’expression pour s’attirer les foudres d’un camp ou l’autre. Dans le climat actuel de lynchage généralisé, le simple messager des “valeurs occidentales” devient lui aussi une cible potentielle.
Il y a 20 ans, les profs se faisaient chahuter. En 2024, ils risquent carrément leur peau, comme l’ont tristement illustré les assassinats sauvages, en France, de Samuel Paty et Dominique Bernard. Le concept fumeux de “vérité alternative” -popularisé entre autres par l’agent orange- est passé par là, de sorte qu’énoncer simplement des faits avérés est désormais assimilé à une provocation par certains illuminés qui s’estiment en droit, et même en devoir, de la combattre par tous les moyens.
L’actualité culturelle de la semaine nous invite à refaire un état des lieux de la liberté d’expression. Non sans appréhension, un peu comme on scrute avec angoisse les rapports annuels du GIEC objectivant l’accélération du réchauffement et ses conséquences apocalyptiques. En mettant en scène une prof de français bien décidée -en dépit des nombreuses réticences dans sa classe mais aussi de certains parents et même de certains collègues- à aiguiser l’esprit critique de ses élèves et à leur apprendre à penser par eux-mêmes -ce qui est à la base de ce métier-, le film Amal de Jawad Rhalib met les pieds dans le plat, et surtout alerte avec un certain courage -et même un courage certain- sur la difficulté d’encore user d’un droit pourtant inscrit dans nos constitutions dès qu’il chatouille les convictions et les croyances. Entre le conservatisme rance des uns et le multiculturalisme doctrinaire des autres -ou pour le dire autrement entre les réacs et les wokistes, ces deux affluents contemporains du puritanisme, de la censure et de la cancel culture-, l’espace de liberté se réduit comme peau de chagrin.
Si L’Écran témoin existait encore, ce film à thèse engagé aurait pu servir d’introduction à un débat. Sauf que celui-ci risquerait vite de tourner au vinaigre tant les questions morales divisent une société hyper polarisée. La tolérance, la nuance, la pondération, ces notions qui lubrifient la conversation et les rouages sociologiques, ne font plus recette. Il faut impérativement bomber le torse et brandir l’indignation comme un gourdin. Celui qui crie le plus fort l’emportera.
On en vient à se demander si, à force de subir des pressions de toutes parts, la liberté d’expression n’est pas déjà devenue une coquille vide, brandie comme un étendard rhétorique lors des discours officiels, mais qu’on range ensuite dans une vitrine du musée des Lumières? Le plaidoyer humaniste du réalisateur belgo-marocain, ici face à l’obscurantisme religieux mais la démonstration est extrapolable à d’autres terrains minés comme le genre, les animaux ou le climat, ce plaidoyer donc fait écho à la multiplication des intimidations qui visent les artistes sur le terrain. Il y a quelques mois, l’Observatoire français de la liberté de création constatait une inflation des insultes, menaces et censures. Accusations de blasphème par-ci, procès en réappropriation culturelle par-là, même le David de Michel-Ange est dans le collimateur de certains esprits mal tournés.
On sait que les extrêmes se rejoignent, mais on ne s’attendait pas à ce que le clan progressiste, par peur de choquer ou sous couvert de réparer les injustices de l’Histoire, prête main-forte à son meilleur ennemi pour museler l’imaginaire. On sent d’ailleurs poindre une fatigue mentale chez les défenseurs de la liberté d’expression, chez les universalistes, faisant craindre la généralisation d’un autre poison: l’auto-censure. Quel écrivain ou artiste plasticien n’y réfléchit pas à deux fois aujourd’hui avant de s’emparer d’un sujet qui fâche? Au risque à l’avenir de favoriser une création fade, lisse, décorative et dévitalisée. Bref, insignifiante. “Plutôt que d’avoir peur de choquer, nous devrions avoir peur de ne jamais choquer”, plaidaient à juste titre les signataires d’une tribune en avril 2023.
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