Le contraste est saisissant entre l’émoi mondial suscité par le vol de huit bijoux au Louvre et le désintérêt croissant envers le secteur culturel vivant, bientôt inaccessible pour les plus précaires.
En matière culturelle, y aurait-il deux poids, deux mesures? Avec d’un côté le traitement (de faveur) réservé à la «haute culture», celle que le temps a patinée, que le marché a validée, et qui se confond avec le patrimoine d’un pays ou d’une civilisation. Et de l’autre, le sort nettement moins enviable réservé à la création émergente, à l’art en train d’éclore, indocile et éruptif, frondeur et insoumis, qui rue dans les brancards, secoue les académismes, et suscite globalement la méfiance, voire une franche hostilité –surtout à l’extrême droite, qui rêve de la museler.
L’actualité de ces derniers jours a mis en évidence de manière aussi cruelle qu’éloquente cette fracture artificielle, étant entendu que l’avant-garde d’aujourd’hui est bien souvent le bon goût de demain. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller faire un tour à Bozar, pied-à-terre pendant quelques mois pour 200 œuvres de l’illustre Goya, invité spécial du festival Europalia consacré cette année à l’Espagne. Côté face, le peintre de cour, un classicisme sous perfusion divine. Côté pile, le satiriste, le sarcastique, le révolutionnaire, prompt à glisser de la dérision sous les couches de satin pour moquer les puissants. Une liberté de ton qui lui a valu des démêlés avec l’Inquisition espagnole, la fachosphère de l’époque. Pour autant, deux siècles plus tard, les deux facettes font l’unanimité. Il ne viendrait à l’idée de personne d’exiger qu’on vire la moitié des toiles du maître ibérique.
Dans le même registre consensuel, on peut aussi citer le transfert largement médiatisé –séquences dans les JT de la RTBF et de France 2 comprises– d’un de nos chefs-d’œuvre picturaux, La Mort de Marat du peintre Jacques-Louis David, vers son pays d’origine, le temps d’une exposition au Louvre. En espérant que des monte-en-l’air ne repartent pas avec le martyr de la Révolution durant son séjour parisien puisqu’il apparaît de plus en plus clairement que les musées ont remplacé les diligences et les banques dans le business plan des braqueurs. Allusion évidemment au vol des bijoux, un fait divers suivi en mondovision. L’émoi, légitime, suscité par ce cambriolage digne d’un scénario de Dan Brown tranche avec l’indifférence générale, parfois teintée de mépris pour ces oisifs et parasites qui refusent de consommer sans broncher, entourant le dépeçage de la scène culturelle vivante, il est vrai bien plus turbulente qu’un collier de perles.
Le populisme ambiant alimente un antiélitisme primaire dont les milieux culturels font les frais. C’est vrai en France où la ministre de la Culture Rachida Dati ne cache pas détester le milieu qu’elle pilote. C’est vrai en Belgique où les mesures d’essorage se multiplient. A tous les niveaux de pouvoir. La décision de la Fédération Wallonie-Bruxelles de tirer un trait sur la Médiathèque Nouvelle (ex-PointCulture) en 2028 ne laissera pas seulement un grand trou dans le cœur de générations qui ont découvert dans ces pépinières des albums ou des films qui ont bouleversé leur vie, elle réduit un peu plus l’accès à la culture. Surtout que dans le même temps, le fédéral s’apprête à supprimer les subsides qui servent à financer l’Article 27, à charge pour les CPAS de suppléer ou pas ce ticket modérateur culturel. Un choix politique qui va condamner les plus précaires à une misère sociale mais aussi intellectuelle. Comment juger ces mesures équitables ou indispensables à la survie du Royaume quand, dans le même temps, de grandes entreprises ou de grosses fortunes éludent toujours l’impôt depuis des tours de verre ou des villas d’architecte remplies… d’œuvres d’art?