Récrire les classiques pour des questions de sensibilité? Une fausse bonne idée selon Laure Murat

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

C’est devenu une habitude: les éditeurs retouchent les classiques de la littérature pour les mettre en conformité avec la sensibilité actuelle. Une traque bien intentionnée au racisme, au sexisme ou à l’antisémitisme que dénonce pourtant l’écrivaine Laure Murat.

Cela n’aura échappé à personne, la liberté d’expression se retrouve au cœur d’un champ de bataille idéologique. Elle est prise en tenaille entre, d’un côté, une rhétorique populiste qui entend mettre fin au wokisme et, de l’autre, une censure qui, au nom du respect des minorités, entend brider la parole, gommer ses expressions offensantes.

Dans ce contexte, la question de la réécriture des classiques de la littérature, et par extension de la «déconstruction» de certains héros racistes et/ou sexistes de la pop culture, s’invite régulièrement dans les dîners. Un débat souvent clivant qui force chacun à choisir son camp. Comme si entre «on ne touche à rien, c’est nos traditions, notre patrimoine, etc.» et «on a le droit de reprendre tout le passé pour le mettre aux normes de notre époque», aucune autre voix n’était audible.

Dans un petit livre réquisitoire aussi brillant que limpide, l’écrivaine et professeure à l’UCLA Laure Murat remet les choses en perspective. Et tend une perche à tous ceux que cette polarisation extrême met mal à l’aise. Son titre, reprenant une formule d’Antonin Artaud, donne le ton: Toutes les époques sont dégueulasses (Verdier, 80 p.). On a en effet tendance à regarder le passé de haut, comme une marée noire à passer d’urgence au tamis de notre probité supposée, oubliant un peu vite nos propres errements.

Les Aventures de Huckleberry Finn, classique de la littérature américaine (adapté ici au cinéma par Michael Curtiz) marqué par son époque, d’où un usage répété du N-word. Les supprimer, est-ce réparer une injustice ou mettre des pages sombres de l’Histoire sous le tapis comme si elles n’avaient pas existé, comme le pense Laure Murat? © Bettmann Archive

Pour commencer, elle fait la distinction entre les faux jumeaux «réécrire» et «récrire». Autant le premier est légitime, car il consiste à réinventer –quand Bizet adapte pour l’opéra Carmen, la nouvelle de Mérimée, il crée une œuvre originale–, autant le second, qui «a trait au remaniement d’un texte à une fin de mise aux normes (typographiques, morales, etc.)»,  que ce soit chez Roald Dahl ou Agatha Christie, est suspect et le plus souvent motivé par des considérations triviales. Notamment lucratives, la modernisation ayant souvent pour but de plaire aux nouvelles générations.

L’essayiste pointe aussi les effets pervers de ce révisionnisme bien intentionné, «car éliminer ce qui gêne aujourd’hui au motif que cela nous offense, c’est priver les opprimés de l’histoire de leur oppression». Et d’ajouter pour illustrer son propos: «Faites de James Bond un féministe ou seulement un homme respectueux des femmes, et dans 50 ans, on ne comprendra plus rien à l’histoire de la misogynie ordinaire dans les années 1950.»

Ces retouches sont en outre le plus souvent vouées à l’échec (le colonialisme, l’antisémitisme imprègnent les textes incriminés, quelques coupes cosmétiques n’y changent rien), et font même parfois pire que mieux (comme quand ces interventions créent des contresens par rapport aux idées de l’auteur). Et puis, jusqu’où remonter? Faut-il rectifier la misogynie d’Homère? L’obscénité de Sade? L’homophobie de Marguerite Duras?

Mais que faire alors? Rien n’oblige de lire les écrits trop marqués par les pires convictions de leur époque, on peut se reporter sur des publications actuelles plus en adéquation avec sa sensibilité. Le choix est vaste. Plutôt que d’effacer, on peut aussi recontextualiser. Pour autant que ce soit fait avec rigueur et honnêteté intellectuelle. Pas comme dans la préface ajoutée à Tintin au Congo, hyper documentée, mais qui sert avant tout à dédouaner Hergé. Mais la meilleure solution reste l’imagination. «Plutôt que de récrire médiocrement: réécrire avec esprit», plaide l’autrice, comme quand l’écrivain Percival Everett reprend Les Aventures de Huckleberry Finn (dans son roman James, à paraître à la rentrée), banni pour son usage répété du N-word, mais du point de vue de l’esclave, personnage lettré, ironique et narrateur de sa propre histoire. Dont acte.    

 


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