Pourquoi les librairies sont devenues des cibles dans la guerre culturelle

La librairie féministe et queer parisienne Violette and Co a été la cible de dégradations et de cyberharcèlement pour sa ligne éditoriale et pour avoir mis en vitrine un livre reprenant un slogan propalestinien polémique, jugé antisémite par certains.
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Intimidation, vandalisme, menaces… Les librairies indépendantes sont de plus en plus la cible de groupuscules d’extrême gauche et surtout d’extrême droite. Leur crime? Défendre la liberté de choix, la diversité des opinions, le débat d’idées.

La guerre culturelle se joue désormais aussi sur le terrain des librairies. Bien malgré eux, ces (derniers?) havres de paix se retrouvent au centre du conflit idéologique opposant les «patriotes» –pour reprendre la terminologie trumpienne– et la gauche radicale. Quand ce n’est pas les sionistes et les militants propalestiniens. Ou les antiwokes et la mouvance queer. Toutes les tensions qui traversent et déchirent nos sociétés semblent converger vers ces espaces où la parole circule encore librement, où le débat se déploie dans la diversité de l’offre, alors que partout ailleurs, dans les médias notamment, elle est de plus en plus confisquée au profit d’une vision unilatérale et partisane de ce que devrait être le monde, à l’image des radios, télés et journaux de la galaxie Bolloré en France, agents d’influence au service d’une vision identitaire et (néo)réac.

La liberté et l’éclectisme du dernier maillon de la chaîne du livre dérangent à une époque où chacun est sommé d’être pour ou contre. A Paris en particulier (mais on a aussi vu des rencontres avec des auteurs perturbées ou annulées à Bruxelles), ce nouveau front prend des formes inquiétantes. Pour des raisons parfois obscures (un livre trop inclusif en vitrine, une offre éditoriale qui penche trop à gauche), des devantures sont taguées, vandalisées, des libraires sont intimidés, menacés. Si on cherchait un moyen expéditif de museler la liberté d’expression, on ne s’y prendrait pas autrement. La situation est telle que les librairies indépendantes, plus exposées que les grosses enseignes, tirent la sonnette d’alarme, rappelant que leur activité joue un rôle essentiel dans la circulation des idées et dans l’oxygénation de la démocratie et de nos imaginaires.

On pourrait penser que les autorités, garantes des valeurs inscrites dans la Constitution, font bloc derrière ces passeurs d’histoires. Mais là aussi, la donne a changé. Le consensus transpartisan qui prévalait sur la sanctuarisation de la littérature et de l’art en général a fait long feu. Désormais, des élus n’hésitent plus à utiliser le levier financier pour sanctionner ceux qui ne pensent pas comme eux. Au prétexte que l’une d’entre elles accueille des écrits antisémites –en réalité une librairie LGBTQI+ qui ne cache pas ses sympathies pour la cause palestinienne–, la ville de Paris a bloqué une subvention qui devait bénéficier à 40 librairies indépendantes, fragilisant tout un secteur déjà en difficulté. Un dangereux précédent qui rappelle furieusement la politique de Trump, lequel a carrément expurgé les bibliothèques et écoles publiques des livres qui ne lui plaisent pas. Une porte ouverte au révisionnisme et à l’assèchement de nos imaginaires.

Quelle ironie quand on sait que pendant la guerre froide, la CIA envoyait des valises de romans de l’autre côté du rideau de fer pour éveiller les consciences. Parmi eux, les ouvrages de George Orwell, Philip Roth, Kurt Vonnegut ou Hannah Arendt. Des auteurs puissants et subversifs dont la nébuleuse Maga aimerait aujourd’hui se débarrasser…

Rappelons que les ouvrages visés par ces campagnes d’intimidation respectent la loi. C’est donc bien une bataille des idées qui se joue. Laissera-t-on des allumés d’un camp ou de l’autre décider de ce que la population a le droit de lire ou pas? Aux Etats-Unis, l’héritage afro-américain est en train d’être effacé de la mémoire collective alors qu’il commençait à peine à sortir du purgatoire. 

Trump redoute un «effacement civilisationnel» de l’Europe. En mettant les librairies au pas -avant quoi? Des autodafés?-, c’est sûr que ce spectre se profile à l’horizon. Pas à cause de la «submersion» de migrants. Mais à cause de la lobotomisation de nos cerveaux.  

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