Pourquoi le polar résiste-t-il mieux que les autres genres?

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le secteur de l’édition est sous pression depuis la fin du Covid. Mais un genre tire son épingle du jeu: le polar. Explications.

Thriller, cosy mystery, rural noir, historique, gore… Le polar est un fleuve alimenté par une myriade d’affluents. Un fleuve de 6.578 références pour 2024, dont le débit progresse année après année. On le voit à l’œil nu sur les tables des librairies, où ce genre hier infréquentable occupe de plus en plus de place. On l’observe aussi dans les manifestations spécialisées. Ils étaient encore 100.000 début avril à se bousculer dans les travées du festival Quais du Polar, à Lyon, le Cannes du roman à suspense. Mais le baromètre ultime, c’est bien sûr les chiffres de vente. En France, le segment a progressé de 5,2% en volume en 2024 d’après le magazine spécialisé Livres Hebdo. Bien plus que les autres branches de la littérature, plus vulnérables à la concurrence des plateformes de streaming.

Comment expliquer cet attrait pour la lecture frisson? Avant de chercher le mobile, il faut quand même nuancer un peu le tableau: plus encore qu’aux autres étages de l’édition, le polar est tiré par une poignée de locomotives. Leurs noms tournent en boucle dans les palmarès: Joël Dicker, Camilla Läckberg, Harlan Coben, Michel Bussi, Franck Thilliez… Des «best auteurs» qui cachent une forêt de petits buissons peinant à écouler quelques milliers d’exemplaires.

Pas de quoi freiner pour autant la création de collections spécifiques chez les éditeurs généralistes, sur le modèle de Gallimard, Rivages ou Gallmeister, qui fréquentent les scènes de crime depuis respectivement 80, 30 et 20 ans. Autre tendance en vogue: exhumer les auteurs dont l’aura a pris de la valeur avec le temps, au point de devenir des classiques, de Raymond Chandler à Frédéric Dard en passant par Simenon, pour citer trois cadors récemment et intégralement réédités.

La catégorie a d’autres spécificités: ses aficionados consomment plus de Poche (trois quarts des titres écoulés) et de livres d’occasion que la moyenne. Ce qui tient à la fois à une fréquence de lecture plus élevée (le fameux effet «page turner») mais aussi probablement à une moindre sacralisation de l’objet livre que dans le domaine de la «grande» littérature. On peut y voir un héritage du passé, de l’époque où les polars étaient essentiellement des romans de gare un peu cheap, consommés à la chaîne.        

Mais revenons au mobile. Ou plutôt aux mobiles. On peut en identifier au moins trois. Il y a d’abord la féminisation du secteur. A la fois à la plume, avec un nombre croissant d’autrices qui s’aventurent sur ce terrain longtemps réservé aux hommes. Mais aussi, et c’est lié, sous la plume, avec des personnages féminins qui ne sont plus cantonnés aux rôles d’éternelles victimes. Elles mènent les enquêtes, elle sont les témoins clés, elles se font justice elles-mêmes. Sachant que les femmes lisent davantage que les hommes, leur engouement pour les histoires glaçantes a un effet quasi mécanique sur les ventes.

Avec son côté caméléon, le genre noir est en outre une porte d’entrée pour traiter à peu près tous les sujets de société possibles, avec l’assurance de capter l’attention du lecteur. La distinction entre les différentes chapelles est d’ailleurs devenue obsolète. Un exemple: L’Anomalie d’Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020. A la lisière du thriller et du roman d’anticipation, on ne sait plus trop où le ranger.

Et puis, last but not least, difficile de ne pas pointer l’influence de la violence dont nous abreuvent les JT et les réseaux sociaux. Une fascination-répulsion qui explique aussi le succès parallèle du true crime dans les séries télé ou en BD. La littérature est le reflet du monde. Quand ce dernier voit rouge, le sang gicle sur les murs de la culture. Affaire classée.     

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