Peut-on avoir de la nostalgie pour une époque que l’on n’a pas vécue? Oui, c’est même très courant et ça s’appelle l’«anemoia»

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Radiohead ou la série Friends font un carton chez les jeunes qui n’étaient pas nés quand le groupe et la sitcom ont débarqué. Une nostalgie anachronique qui est très répandue et touche toutes les générations. Son nom: «anemoia».

«Anemoia». Ce n’est pas le nom d’une nouvelle fleur à l’odeur entêtante découverte au fin fond de la forêt amazonienne, mais bien –comme l’explique Jonathan Coe dans son dernier roman Les Preuves de mon innocenceun terme inventé par l’écrivain John Koenig pour désigner «la nostalgie d’une époque où vous n’étiez pas né». Il figure dans son Dictionary of Obscure Sorrows (que l’on pourrait traduire par «dictionnaire des chagrins obscurs»). Obscur, ce phénomène d’appropriation des émois des générations précédentes l’est assurément. Il est à la fois contre-intuitif, la jeunesse ayant en général à cœur de contester le legs des aînés –pour s’affirmer, pour s’émanciper d’une tutelle étouffante ou pour contester le modèle de société reçu en héritage–, et en même temps terriblement banal.

Personne n’échappe en effet complètement à ce spleen imaginaire. Ni les jeunes ni les vieux. Le succès auprès des ados de Radiohead, dont la minitournée événement vient de démarrer en Espagne et attire un public très familial comme l’a constaté à Madrid un journaliste des Inrocks, est un bel exemple de cette «anemoia». L’explication dans ce cas-ci est à la fois sociologique, technologique et psychanalytique: les parents qui ont grandi avec OK Computer ou Kid A ont contaminé leur progéniture, TikTok a servi de caisse de résonance en remettant au goût du jour des morceaux comme Let Down et Everything in Its Right Place, et puis, surtout, la Gen Z –appelée aussi génération déprimée– a trouvé dans les nappes mélancoliques de Thom Yorke et sa bande la B.O. parfaite pour son mal-être et pour l’ambiance fin du monde qui règne.

Le même effet rétroactif opère avec l’icône pop et queer à laquelle nous consacrons une série qui s’étalera sur quatre semaines, jusqu’à la sortie de son nouvel et dernier album –c’est elle qui le dit. Pour les anciens, Lio est d’abord cette lolita qui a mis le feu au poste de télévision du salon avec Banana split et Les Brunes comptent pas pour des prunes. L’image de la femme libre rentre-dedans est venue se greffer ensuite sur la poupée disco. Pour les millennials, c’est l’inverse. Intrigués par cette sexagénaire exubérante croisée dans des télécrochets, ils ont découvert a posteriori qu’elle avait rué dans les brancards du patriarcat toxique avant tout le monde, quand eux suçaient encore leurs tétines, dénonçant les prédateurs sexuels bien avant MeToo, bousculant les codes de la féminité bien avant la vague girl power. Au point de devenir rétrospectivement un modèle pour la communauté LGBTQIA+ ou les néoféministes. Ce n’est pas un hasard si Rebeka Warrior a collaboré à Geoid Party in the Sky… Dans un registre plus léger, l’engouement pour les tribute bands ou pour des séries nineties comme Friends participe du même élan, les uns cherchant à renouer avec l’insouciance de leurs 20 ans, les autres avec un monde idéalisé qu’ils n’ont pas connu et où la vie –sans smartphone, sans crise climatique…– semblait se résumer à tester la solidité de ses relations amicales et sentimentales.

Lio, hier lolita et aujourd’hui idole des jeunes militantes féministes et queer. Un bel exemple d’«anemoia». © United Archives via Getty Images

Même si c’est plus difficile à admettre et à identifier tellement au fond la nostalgie imprègne l’atmosphère, les 40+ cultivent aussi ce vague à l’âme anachronique. En particulier les artistes. Que ce soit au niveau formel avec l’usage récurrent du noir et blanc au cinéma (L’Etranger, Nouvelle Vague…), comme pour s’imprégner du charme d’une époque révolue, ou des sujets traités, avec par exemple la prolifération de récits ressuscitant le passé familial, grosse tendance de la dernière rentrée littéraire.

La nostalgie est un plat qui se mange froid.


Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire