La disparition de Brigitte Bardot a permis aux télés de jouer les premiers rôles. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce sont bien les plateformes de streaming qui font désormais la loi. Même les Oscars seront bientôt diffusés en ligne.
La disparition de Brigitte Bardot a pu donner l’illusion, le temps d’une soirée, que la télévision de papa n’était pas morte. Dans un même élan collectif, les chaînes ont bousculé leurs programmes du dimanche et du lundi pour rendre hommage à l’icône du cinéma français, prolongeant le feu d’artifice d’évocations qui ont rythmé les JT. Les uns ont dégainé ses films cultes (Le Mépris sur France 2, par exemple), d’autres ont opté pour des documentaires (comme la RTBF, avec Bardot amoureuse). Le requiem est rendu plus délicat que d’ordinaire à cause de la personnalité clivante de B.B.: comment célébrer la liberté et l’audace de l’actrice à l’insolente beauté sans passer sous silence la deuxième partie de sa vie, vouée à la cause animale certes, mais aussi à la haine et à la misanthropie, virage matérialisé par une logorrhée raciste et réac qui lui a valu plusieurs condamnations? Bardot incarne un paradoxe encombrant: elle était progressiste quand le monde était encore corseté, elle est devenue aigrie quand le monde s’est converti au multiculturalisme.

De quoi déclencher de belles empoignades lors des prochains repas de famille, avec une possible fracture générationnelle. Les plus anciens qui ont assisté à l’éclosion du mythe, ou du moins qui ont conscience de son rôle clé dans l’évolution des mœurs –elle a anticipé la révolution sexuelle et féministe à venir– minimiseront sans doute ses errements futurs, attribués à une forme d’écœurement provoquée par une notoriété écrasante. Une indulgence qui fera fulminer les plus jeunes, aucun chef-d’œuvre du 7e art ou hymne musical hypnotique, fût-il écrit par Gainsbourg, n’excusant ses accointances revendiquées avec l’extrême droite. Sur Instagram, média de la Gen Y et Z, l’éloge était d’ailleurs nettement moins unanime. Bref, un remake au féminin de l’éternel débat sur la séparation ou non de l’homme et de l’artiste. Ce qui revient en gros à trancher cette question insoluble: la contribution d’une personne à l’histoire compense-t-elle les dommages causés par des propos haineux?
Mais revenons à notre point de départ. Quand survient une mort d’exception, les médias traditionnels tirent encore leur épingle du jeu. Une victoire de prestige qui ferait presque oublier que les plateformes ont gagné la guerre culturelle. Même la cérémonie des Oscars sera diffusée en direct sur YouTube, roi du streaming avec deux milliards d’utilisateurs, à partir de 2029. Une prise qui illustre une fois de plus la mainmise des entreprises de la tech sur les joyaux de la télévision et plus largement sur Hollywood et sur l’industrie du divertissement. Depuis 1976, c’est la chaîne ABC qui avait le monopole de ce rendez-vous ultraglamour. Autant dire que la 100e cérémonie qui se tiendra en 2028 aura un goût amer pour la chaîne généraliste.
Un symbole de plus du changement d’ère. Et un nouveau coup dur pour le vieux monde, après la banalisation de la programmation de films produits par Netflix, Prime and Co dans les grands festivals –la résistance orchestrée par Cannes a fait long feu– ou la multiplication des longs métrages qui ne passent plus par la case cinéma –dernier en date: Jay Kelly, de Noah Baumbach, présenté à Venise mais diffusé chez nous directement sur Netflix. Si le rachat de Warner Bros. Discovery par le géant du stream se confirme, la bascule sera quasiment totale. L’ogre numérique continue d’avaler tous ses rivaux. Forcément, cette redistribution des cartes, que le déploiement de l’IA va encore chambouler, aura une influence sur le modèle économique du secteur, sur l’esthétique des films, sur le choix des scénarios et, par ricochet, sur nos imaginaires. Et Dieu créa… le streaming.