Laurent Raphaël
Netflix, portail créatif ou instrument d’aliénation des masses?
Netflix fête ses 10 ans. Certains y voient un portail créatif qui a participé au renouveau des séries, d’autres un dangereux instrument d’aliénation des masses. Toudoum…
Il y a dix ans, Netflix -et son fameux « toudoum »- débarquait sans effraction dans les foyers avec l’ambition de bousculer le petit écran. Fini la télé linéaire où le téléspectateur est esclave des grilles, place au juke-box à images, dispo « partout, tout le temps » pour reprendre la formule magique de l’époque puisque les contenus deviennent au même moment nomades grâce aux smartphones et à la force 4G.
Un robinet à séries et à films qui allait profiter d’une triple transition pour éclore en beauté: technologique avec la généralisation des écrans connectés, sociologique avec une propension croissante au cocooning (amplifiée lors du Covid), et artistique avec la montée en gamme du format sériel amorcée, elle, au tournant des années 2000. Et dont le point zéro, l’alpha et l’oméga, est bien sûr le cultissime Les Soprano.
Subitement, le feuilleton télé sortait de l’adolescence (ou de la gériatrie) pour aller se frotter à de nouveaux genres et explorer de nouvelles thématiques moins niaises. Une caution arty qui a entraîné une migration massive de réalisateurs et acteurs du grand vers le petit écran. Un exode biblique d’autant plus massif que les studios s’endormaient parallèlement sur leurs lauriers, faisant de la franchise leur unique fonds de commerce ou presque. Avec Netflix, puis Apple TV, Prime vidéo, Disney+ ou, pour les gourmets, Sooner ou Mubi, le monde entrait avec allégresse dans l’ère de la boulimie scopique.
Une décennie plus tard, quel bilan peut-on tirer de cette révolution culturelle? Le streaming à la demande est entré dans les mœurs et occupe désormais une place centrale dans les loisirs. On a vécu longtemps sans mais on n’imagine plus aujourd’hui se passer d’un distributeur automatique de vidéos à portée de zapette. En tout cas pas les 270 millions d’abonnés de big N dans le monde (dont 4 Belges sur 10 d’après le CIM).
Le portail SVOD est un peu au temps libre ce que la machine à snacks est au bureau: un frigo toujours rempli. Même s’il arrive, comme avec les en-cas industriels, qu’on regrette après coup de s’être laissé tenter. Car ce n’est pas insulter le sériephile averti que d’affirmer que la qualité n’est pas/plus toujours au rendez-vous. Combien de nouveautés arrachent des bâillements plutôt que des cris d’extase?
Une raison à cela: il faut nourrir la bête. L’appétit des abonnés étant insatiable, les plateformes sont contraintes de produire à tour de bras. Et pour limiter les bad buzz autant que les déchets, elles ont tendance à édulcorer le propos et à reproduire les recettes qui marchent. Une logique dont Netflix est malheureusement devenu la spécialiste, une sorte de Starbucks du streaming, surexploitant les filons qui marchent: thriller psychologique, teen show, true crime, et plus récemment documentaires à toutes les sauces sur le sport et ses coulisses.
Au risque de faire bondir les universitaires et intellectuels, tels Pacôme Thiellement ou Tristan Garcia, qui ont trouvé à juste titre dans ce terreau créatif un nouvel outil de diagnostic de la société, on peut se demander si cette belle unanimité n’est pas suspecte et si ce vernis intellectuel n’a pas servi à introduire sans le vouloir le loup dans la bergerie. C’est en tout cas l’hypothèse formulée par le philosophe Bertrand Cochard dans un essai paru au printemps dernier, et dont le titre ne laisse planer aucun doute sur ses intentions de mettre les pieds dans le PAF: Vide à la demande: Critique des séries (éditions L’Échappée).
À ses yeux, comme le rappelait Télérama récemment, ce calibre narratif serait le nouvel avatar, redoutable, de notre aliénation numérique. Un stade avancé de la société du spectacle et du capitalisme. Par sa répétition et son format séquencé addictif, il nous enchaînerait au poste et nous ramollirait le ciboulot en nous privant de contacts humains et de sommeil.
La série, instrument diabolique de soumission des masses? Si elle n’est pas exempte d’une forme de snobisme -sur le mode «ce qui est populaire est forcément abrutissant»- et pèche par excès (certaines causes ont fait des bons en avant grâce à leur exposition à grande échelle), cette idée ferait en tout cas un bon scénario pour la prochaine saison de Black Mirror, à « binge-watcher » sur… Netflix. ●
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