Laurent Raphaël

L’édito: Black-out

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Depuis un mois et le début de l’offensive russe contre son voisin, j’ai l’impression très désagréable d’assister à l’agression interminable de plusieurs passants sur l’autre quai du métro et de ne pas pouvoir faire grand-chose. J’ai beau crier, menacer les assaillants de tous les châtiments, rien ne se passe. Ils poursuivent méthodiquement leur sale besogne. Pire, ils me narguent en me menaçant si je m’interpose. J’ai bien sûr appelé la police mais on m’a répondu que le métro était hors de leur juridiction et que, de toute façon, une intervention était trop risquée. Mais qu’ils allaient envoyer une trousse de secours, des tasers, des menottes et conserver précieusement les images de vidéosurveillance pour le jour où les malfrats seraient jugés, si on leur met la main dessus bien sûr. Alors quoi? On ne fait rien? Je pourrais tenter de traverser les voies mais je risquerais de me faire électrocuter ou écraser par une rame. Et soyons honnêtes, je sais que j’y laisserais des plumes. Ils sont au moins cinq, des malabars en plus, armés jusqu’aux dents et tous tatoués d’un mystérieux « Z » sur le front. Du coup, j’en suis réduit comme tout le monde à subir la loi du plus fort, prisonnier de cette impasse morale: se sacrifier pour sauver son honneur et la démocratie mais en payer très cher le prix. Ou accepter de fait l’inacceptable et vivre dans le tourment psychique permanent.

Cette impuissance face u0026#xE0; la guerre en Ukraine me ronge, elle est comme un venin qui m’empoisonne le sang. Je me sens sale, lu0026#xE2;che, coupable.

Cette impuissance me ronge, elle est comme un venin qui m’empoisonne le sang. Je me sens sale, lâche, coupable, comme quand, enfant, j’assistais sans broncher aux persécutions des caïds de la cour de récré sur le bouc-émissaire de service. Mais coupable de quoi exactement? Coupable de non-assistance à personne en danger évidemment, mais aussi de ne pas avoir éprouvé la même compassion pour les réfugiés syriens ou afghans qui traversaient pourtant le même genre d’épreuve quand ils ont frappé à notre porte -et ce que cela suggère comme humanité à géométrie variable de la part de nos esprits « éclairés »-, coupable encore de laisser un tyran sanguinaire piétiner sans état d’âme les précieuses valeurs qu’on pensait naïvement protégées sous nos cieux européens, coupable enfin de laisser mon attention s’égarer, s’évader par moments, loin de ce théâtre des horreurs. Comme si à l’infamie de ne pas être à la hauteur de la situation, j’ajoutais la bassesse d’oser me détourner de la terrible tragédie. Car à défaut de rejoindre les rangs de la résistance ou d’offrir mes services sur le terrain humanitaire, je pourrais au moins consacrer mes heures de veille à une forme de communion spirituelle. Cela ne changerait rien pour les victimes mais allégerait un peu le poids de ma mauvaise conscience.

Mais il faut bien continuer à vivre, non? Même si c’est avec la honte arrimée au fond du coeur désormais. Et puis vivre, aimer, créer, rêver, penser, tous ces élans qui pourraient paraître déplacés ou dérisoires en ces heures sombres s’apparentent à des actes de résistance contre la tyrannie que cherche à imposer l’ex-KGBiste. Si nous ne nous servons pas de la liberté d’expression et de création, qui le fera? Passer ses journées à se ronger les ongles devant les bulletins d’info ne ramènera pas la paix. Combattons le mal avec le pouvoir de l’imagination. Ce n’est pas moi qui le dis mais des artistes ukrainiens. « On s’est tous demandé si c’était pertinent de continuer à faire de l’art en temps de guerre, expliquait au Monde la peintre Lesia Khomenko. Oui, ça l’est. C’est ce qui permet de nous sentir humains. » Et qu’y a-t-il de plus précieux aujourd’hui que de se sentir humain?

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